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Le « modèle de la hâte » : penser le temps de travail autrement

De Nicolas Treuvey

Le lundi 7 juillet 2025

Avec Serge Volkoff, Corinne Gaudart, ergonome et directrice de recherche au CNRS, a publié, en 2022, Le Travail pressé - Pour une écologie des temps du travail (Les petits Matins). Un ouvrage largement reconnu, récompensé par plusieurs prix, dont Corinne Gaudart nos livre ci-dessous les principaux enseignements.

Un modèle organisationnel qui s’impose à tous

L’ouvrage dont il est ici question repose sur une démarche de recherche menée dans le cadre du GIS CREAPT, un groupement d’intérêt scientifique travaillant sur l’âge et l’expérience au travail. Le point de départ n’est pas directement la charge de travail, mais les ressorts profonds qui l’alimentent. C’est dans cette perspective qu’a été élaborée l’idée d’un « modèle de la hâte », défini comme une norme de fonctionnement généralisée dans les organisations, indépendamment des secteurs d’activité.

 

Comme le soulignent les auteurs, se hâter devient la norme. Ce modèle repose sur une exigence constante d’urgence et de réactivité, qui affecte aussi bien les opérateurs que les encadrants. Il s’agit d’un fonctionnement structurant, qui agit à plusieurs échelles : celle de la journée de travail, du parcours professionnel, mais aussi des collectifs.

 

Les données statistiques de la DARES appuient cette analyse. En 1984, seuls 5 % des salariés déclaraient travailler sous des délais inférieurs à une heure ; en 2019, ils étaient 24 %. La dépendance à une demande externe immédiate est passée de 28 % à 55 %, et la dépendance vis-à-vis des collègues, de 11 % à 30 %. Ces évolutions témoignent d’une intensification durable et généralisée du travail. Ce modèle agit également sur les parcours, en imposant une double logique de changement : il faut non seulement s’adapter rapidement, mais les changements eux-mêmes sont censés permettre d’accélérer le fonctionnement. Cela produit une temporalité marquée par la discontinuité, où l’apprentissage permanent devient une injonction, et ne se stabilise pas. La routine — pourtant facteur reconnu de compétence et d’efficacité — devient un phénomène rare, presque suspect.

 

L’une des principales conséquences du modèle de la hâte réside dans l’individualisation du rapport au travail. Le collectif devient difficile à mobiliser, et l’échec est souvent intériorisé comme personnel : « je n’y arrive pas » remplace « nous n’avons pas pu par manque de ressources ». L’intensification du travail ne se limite donc pas à une surcharge mesurable, mais implique une recomposition de l’expérience du temps, de la responsabilité et du rapport aux autres.

 

Le manager, courroie de transmission et victime du modèle

Le livre consacre une attention particulière au rôle des encadrants de proximité, souvent désignés comme les courroies de transmission de ce modèle. À la fois garants de sa mise en œuvre et exposés à ses effets, ils incarnent les contradictions du modèle managérial contemporain. Leur fonction se complexifie : à la gestion de la performance s’ajoutent des missions RH, de prévention des risques, d’accompagnement des parcours ou encore de reporting. Ces missions sont rarement pensées dans leur cohérence temporelle, alors qu’elles mobilisent des régimes de temps hétérogènes, voire antagonistes.

 

Corinne Gaudart et Serge Volkoff décrivent ainsi les managers comme des « acrobates, équilibristes, jongleurs », contraints de composer en permanence entre des objectifs contradictoires. Dans la sphère publique, le pilotage par les indicateurs — issu du New Public Management — pousse à des pratiques de contournement : envoyer un mail pour dire qu’une réponse viendra bientôt permet de satisfaire l’indicateur sans répondre réellement à la demande. Ce type de gestion détourne le travail de son sens premier et accentue la tension temporelle.

 

L’exemple des managers d’ADP (Aéroports de Paris) est emblématique : entre rôle hiérarchique et fonction de régulation, ils doivent ajuster en temps réel les plannings d’agents avec restrictions médicales, tout en gérant les aléas quotidiens. À mesure que les incidents se multiplient, la régulation devient impossible, et les arbitrages conduisent à délaisser certaines tâches — souvent celles qui relèvent de la santé ou de la montée en compétences des équipes. Ces contraintes se répercutent sur l’employabilité et la qualité du travail.

 

Comme le rappelle Corinne Gaudart, « le manager est un fabricant de marges de manœuvre, mais ses propres marges sont de plus en plus réduites ». Le paradoxe est fort : ceux qui doivent veiller à la santé des autres sont rarement en position de penser la leur. La tension entre court terme et temps long traverse leurs responsabilités, sans que l’organisation leur offre les conditions pour en débattre.

Le New Public Management, un modèle gestionnaire aujourd'hui critiqué

Le New Public Management (NPM) désigne un ensemble de réformes inspirées des pratiques du secteur privé, introduites dans la gestion des administrations publiques à partir des années 1980. Il vise à accroître l’efficacité, la performance et la responsabilité des institutions publiques, en les incitant à adopter une logique de résultats et nom de moyens.

 

Ce courant repose sur des principes tels que la décentralisation, la contractualisation, l’évaluation des performances ou encore la mise en concurrence des services publics. Le NPM encourage également l’introduction d’indicateurs de performance et la culture du chiffre dans la gestion publique. Il a profondément transformé le rôle des managers, désormais perçus comme des gestionnaires plutôt que comme des garants de l’intérêt général. Toutefois, cette approche suscite des critiques : elle est accusée de réduire la qualité des services, de fragiliser et d’ignorer des dimensions immatérielles comme l’équité ou la confiance. Le NPM est souvent associé à une logique néolibérale de rationalisation des dépenses publiques. Il continue d’influencer les réformes administratives dans de nombreux pays, bien que certains appellent aujourd’hui à dépasser ce modèle.

Vers une « écologie des temps du travail »

L’un des apports majeurs de l’ouvrage consiste à réintroduire la pluralité des temps dans la réflexion sur le travail. Le modèle de la hâte repose sur une conception linéaire, comptable, universelle du temps — une heure de travail équivaut à une autre, quel que soit le contexte. Cette vision masque les régimes de temporalité spécifiques à chaque activité : le temps de transmettre, de construire collectivement, d’assurer la qualité, de débattre du changement.

 

Parler de ces temps pluriels permet de sortir d’un rapport univoque au temps et de retrouver un pouvoir d’agir sur l’organisation du travail. Pour cela, encore faut-il rendre visibles ces temps, les nommer, les valoriser.Pour Corinne Gaudart et Serge Volkoff, parler du temps au pluriel, c’est rapatrier du pouvoir d’agir sur ce temps. Le travail réel repose toujours sur une ingénierie des temps, invisible, mais cruciale.

 

Certaines entreprises commencent à s’intéresser à cette approche. Dans les collectivités territoriales, des bureaux des temps ont vu le jour, initialement centrés sur la vie des citoyens (mobilité, horaires de crèches…). L’idée de les élargir aux agents municipaux peut devenir une piste envisageable. Cela suppose un dialogue plus large sur les temporalités du travail, au croisement de la santé, des compétences, et de la mémoire collective.

 

A noter que la critique du modèle de la hâte ne signifie pas un rejet du changement ou de la mobilité, bien au contraire. Ce qui est mis en question, c’est un mode de fonctionnement érigé en dogme, par définition indiscutable et, au sens premier du terme, incontestable. Une mobilité utile doit être fondée sur les contenus de travail, pas sur une injonction formelle. L’évolution n’implique pas forcément un mouvement géographique ou hiérarchique : elle peut aussi résider dans l’approfondissement d’un poste, dans la reconnaissance d’une expertise. De même, le rapport au temps doit intégrer la mémoire organisationnelle : préserver l’histoire des parcours, ne pas considérer toute expérience antérieure comme obsolète, remettre en discussion le modèle de carrière standard.

 

Le « modèle de la hâte » met en lumière un phénomène souvent intuitivement ressenti, mais rarement théorisé avec autant de clarté : la tension permanente à agir vite, à s’adapter sans cesse, à produire sans relâche. En insistant sur la pluralité des temps et sur les pratiques concrètes d’organisation du travail, Corinne Gaudart et Serge Volkoff proposent un cadre pour repenser collectivement la place du temps dans les entreprises. Face aux effets délétères d’un temps unique, linéaire, compressé, l’enjeu devient de réhabiliter les temps «qui comptent» — ceux de la transmission, de la coopération, de la prévention. Ce changement de regard ouvre la voie à une véritable écologie des temps du travail.

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