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L’infobésité au travail : mesurer pour mieux agir

De Nicolas Treuvey

Le lundi 7 juillet 2025

Hyperconnexion, flux ininterrompu de mails, réunions à rallonge… La surcharge numérique s’installe au cœur du travail quotidien sans toujours dire son nom. Cofondateur de Mailoop et co-président de l’Observatoire de l’Infobésité, Arthur Vinson met en lumière les effets invisibles de cette intensification numérique : fatigue cognitive, perte de sens, pollution digitale. En s’appuyant sur des données réelles issues des outils collaboratifs, il propose une approche mesurée et collective pour sortir du pilotage en mode réactif, au profit d’une culture numérique plus soutenable.

Comprendre les effets invisibles de la surcharge numérique

Depuis plusieurs années, Arthur Vinson, co-fondateur (et co-CEO) de Mailoop, et co-président de l’Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration numérique, interroge les impacts de la digitalisation des échanges professionnels. Car l’accumulation des outils (mails, intranets, réseaux sociaux d’entreprise, espaces collaboratifs) n’a pas remplacé les anciens canaux de communication : elle les a superposés, créant un « millefeuille communicationnel » devenu ingérable. Cette inflation de sollicitations numériques, encore peu objectivée, constitue un facteur d’intensification du travail.

 

Tout le monde a un avis sur le sujet, mais personne n’a jamais mesuré véritablement l’ampleur du phénomène. L’approche proposée par l’Observatoire repose sur une méthode d’analyse dite passive, fondée sur les traces numériques réelles (emails envoyés, réunions, chats), sans recourir aux enquêtes déclaratives. Il s’agit de produire des indicateurs concrets, destinés à alimenter un dialogue sur l’organisation du travail, et non à surveiller les individus.

 

Ce travail d’observation révèle quatre effets principaux de l’infobésité.

Des chiffres qui permettent de nommer les tensions

L’infobésité ne se résume pas à une impression subjective : elle se mesure, en particulier dans les métiers tertiaires, où la charge de travail numérique est devenue, a minima, un élément structurant de l’activité. En moyenne, un collaborateur reçoit 120 mails par semaine, un manager 201, un dirigeant 341. Ces chiffres peuvent monter bien plus haut, avec des cas fréquents à 500 mails hebdomadaires. Cette masse d’informations ne laisse pas le temps d’un traitement de fond, ni d’un travail de réflexion. Le phénomène est aggravé par la logique d’amplification : si vous envoyez un mail, vous en recevrez trois en moyenne... Cet effet boomerang contribue à entretenir un système autoréférentiel, où chacun génère sa propre surcharge.

 

Les effets de cette intensité numérique ne s’arrêtent pas à la journée de travail. Ils empiètent largement sur le temps personnel. Les chiffres montrent qu’un dirigeant envoie des mails un soir sur trois et un week-end sur deux, un manager un soir sur cinq et un week-end sur cinq. Cette forme d’hyperconnexion n’est pas toujours volontaire : elle peut résulter d’une incapacité à traiter les volumes dans les horaires normaux. La conséquence est une absence réelle de déconnexion, y compris pendant les congés.

 

Un week-end sans mail, ça n’existe presque plus : ce constat pose la question du droit à la déconnexion, si souvent mis en avant par les entreprises, mais aussi de la capacité à préserver des temps de respiration, au quotidien comme à l’année. Il ne s’agit pas uniquement de limiter les usages le soir : l’enjeu est aussi de pouvoir faire des pauses dans la journée, le week-end ou pendant les congés, sans être rattrapé par le flux.

 

La surcharge ne vient pas seulement du mail. Les réunions sont une autre source de tension. En moyenne, un collaborateur est invité à 24 heures de réunion par semaine. Chez les dirigeants, ce chiffre monte à 35 heures. Ainsi, avant même de commencer leur travail de fond, la semaine est déjà remplie par des mails et des réunions… Cette situation conduit à du multitâche chronique, particulièrement nuisible en visioconférence : près de 30 % des mails des dirigeants sont envoyés pendant une réunion !

La courbe de Bradley

La courbe de Bradley, développée par DuPont, est un outil de management qui illustre l’évolution de la culture de sécurité au sein d’une organisation. Elle décrit quatre stades de maturité : dépendant, indépendant, interdépendant et proactif.

 

Dans la phase dépendante, la sécurité repose essentiellement sur les règles imposées et la supervision. Ensuite, en phase indépendante, les individus prennent personnellement en charge leur propre sécurité. Le stade interdépendant marque une étape clé : les collaborateurs se préoccupent activement de la sécurité des autres, favorisant une culture collective. Enfin, le niveau proactif témoigne d’une organisation où la sécurité est totalement intégrée, anticipée et améliorée en continu. Cette courbe est souvent utilisée pour accompagner les changements de culture d’entreprise et renforcer durablement la prévention des risques.

Agir collectivement pour sortir du mode réactif

Face à cette surcharge, la réponse ne peut pas être individuelle. L’infobésité appelle une action collective, à la fois organisationnelle et culturelle. Arthur Vinson propose ainsi d’envisager l’évolution vers une culture numérique responsable à travers une lecture inspirée de la courbe de Bradley, issue du domaine de la sécurité. Cette approche distingue quatre étapes : la réaction instinctive (chacun se débrouille), la dépendance à une règle imposée (comme l’interdiction des mails après 18h), l’indépendance (chacun devient acteur de sa propre hygiène numérique), puis l’interdépendance (la vigilance devient collective).

 

Gérer l’infobésité ne peut être fait seul, dans son coin. Il ne suffit pas de publier une charte. La question est de créer des espaces où les équipes peuvent parler de leurs pratiques numériques, des incivilités, des fractures dans la maîtrise des outils, ou encore des effets de stress générés par certains usages. Dans cette optique, les indicateurs deviennent des supports de dialogue, non des instruments de contrôle.

 

Bonne nouvelle : les initiatives efficaces reposent sur quelques principes simples. D’abord, la dissociation des tâches : on ne fait pas ses mails pendant une réunion. Ensuite, la création de temps protégés, non absorbés par le flux. Enfin, une logique d’exemplarité : là comme dans bien d’autres domaines, le comportement des dirigeants a un effet de cascade sur les pratiques managériales. Mesurer permet de rendre visible l’organisation réelle du travail et de poser la question de sa soutenabilité.

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