Blog Anvie

Du bureau au mode de vie : les multiples visages du télétravail

De Nicolas Treuvey

Le mardi 29 avril 2025

C'est un des principaux impacts de la pandémie du Covid-19 sur le travail : le télétravail, dont le déploiement était auparavant à la peine, a connu une formidable accélération à partir de 2020. Il est même devenu, selon Laurent Taskin, professeur à l'école de management de l'Université catholique de Louvain, un "mode de vie" sur lequel il semble très difficile de revenir malgré ses effets potentiellement délétères sur la santé des individus, la cohésion des collectifs, l'attachement à son entreprise, voire à la performance globale.

On le sait peu, mais les premières expériences de télétravail datent des années 1970. De nombreuses représentations actuelles s'appuient encore sur l'imaginaire né alors : les discours valorisant ses effets bénéfiques sur la santé, l’équilibre entre vie privée et professionnelle, ou encore sur la performance, reposent souvent sur des données appartenant à un contexte révolu. La crise sanitaire est passée par-là, révolutionnant les pratiques. Dans de nombreuses entreprises, le télétravail fait désormais partie de la vie des collaborateurs qu'ils pratiquent essentiellement deux, voire trois jours par semaine. Cette nouvelle configuration soulève, de fait, des enjeux inédits.

Repenser l’espace et les modes de vie au prisme du télétravail

L’analyse du télétravail conduit rapidement à s’intéresser à des dimensions élargies, qui dépassent le simple lieu d’exercice professionnel. Elle implique de considérer l’organisation du travail dans son ensemble, les styles de management, la culture d’entreprise, les valeurs partagées, ainsi que la nature de la présence collective. Sans oublier que des problématiques telles que la confiance, le management par objectifs, l'organisation  du feedback ou encore la structuration  des collectifs apparaissent rapidement lorsqu’il est question de télétravail. Ce dernier se situe au croisement de plusieurs tendances : individualisation, digitalisation, déspatialisation. Il contribue à renforcer ces dynamiques tout en en constituant l’un des produits.

Espaces de travail, appropriation et nouvelles formes de résistance

L’analyse du télétravail ne peut être dissociée de celle de l’évolution des espaces de travail. Dans les configurations traditionnelles, l’organisation repose sur un triptyque lieu-temps-action. Le développement du télétravail remet en cause cette structuration en introduisant davantage de flexibilité spatiale et temporelle.

 

La mutation des espaces s’est amorcée bien avant la généralisation du télétravail : pools de dactylos, bureaux individuels hiérarchisés, open spaces, puis flex office. Ces transformations suscitent des formes de résistance. Dans les organisations ayant adopté le flex office, des stratégies de contournement apparaissent : arrivée précoce pour choisir une place, marquage d’un emplacement par des objets personnels. Ces pratiques traduisent une volonté de réappropriation symbolique de l’espace et de réintroduction des individus dans le projet collectif.

Télétravail, open space, flex office et bien-être au travail

L’open space, valorisé pour fluidifier les échanges et renforcer la coopération, a montré ses limites dès les années 1950 : bruit, interruptions, fatigue cognitive. Il a généré une demande croissante de télétravail perçu comme une alternative pour retravailler efficacement.

 

Avant 2020, le télétravail consistait souvent en une journée hebdomadaire, planifiée, consacrée à des tâches nécessitant isolement et concentration. Ce télétravail ponctuel était respecté et considéré comme propice à la productivité individuelle. La situation actuelle diffère sensiblement. Le télétravail n’est plus une exception mais une norme intégrant réunions virtuelles et interruptions multiples. L’impact sur la performance est généralement nul ; il est aujourd’hui valorisé pour le confort personnel qu’il procure, comme un "mode de vie". Et, si la combinaison open space + une journée hebdomadaire de télétravail continue de produire des effets positifs, l’association flex office + télétravail produit des effets défavorables sur la performance, le bien-être et le sentiment d’appartenance. L’absence d’ancrage spatial constitue un facteur explicatif central.

Vers le travail hybride: définitions, usages, tensions

Le travail hybride se développe : il combine de manière durable présence sur site et travail à distance. Ce modèle repose sur le choix délibéré de l’espace en fonction de l’activité. Trois notions coexistent :

 

  • Télétravail : défini par la fréquence d’exercice à distance ;
    Flex work : centré sur la souplesse horaire et organisationnelle ;
    Travail hybride : fonction de l’adéquation espace/activité.

 

Cette hybridation nécessite un degré élevé de maturité organisationnelle, fondé sur la confiance et l’adaptation des infrastructures. Cependant, elle génère des tensions : organisation imposée de journées sur site, gestion complexe des flux et des espaces. Une évolution majeure est observée : la régulation ne concerne plus l’absence individuelle, mais la présence collective. La question devient : « Quand et pourquoi être présents ensemble ? » Il ne suffit plus d’imposer des jours sur site ; il faut définir les activités justifiant cette présence. Ce recentrage sur la coprésence physique invite à revaloriser les interactions et à préserver la dimension communautaire du travail, souvent fragilisée par la dispersion.

Les enjeux managériaux du travail hybride – autonomie, contrôle, et épuisement des managers

Le travail hybride questionne fortement l’autonomie, le contrôle et les rôles managériaux. L’idée selon laquelle le télétravail favoriserait l’autonomie et diminuerait le contrôle est largement répandue... mais demeure illusoire. À l’autonomie apparente s’ajoute en effet un contrôle social diffus accentué par les outils numériques : statuts de présence sur les messageries, délais de réponse, etc. Ce contrôle informel se double d’un contrôle organisationnel formalisé : plages horaires, obligations de réactivité, évaluations basées sur les livrables....

 

Le télétravail, loin de responsabiliser systématiquement, tend aussi à invisibiliser les efforts et les contraintes. Cette invisibilisation peut générer un sentiment d’injustice, surtout lorsque l’autonomie est limitée et les objectifs imposés sans accompagnement. Le management de proximité est particulièrement affecté : sentiment d’isolement, d’épuisement, d’impuissance est plus répandu qu'on ne le croit parmi cette populaotion à qui l'on demande d’accompagner sans intrusion, d’autoriser sans rigueur excessive, de maintenir un cadre sans rigidité. Par ailleurs, un décalage structurel existe entre les attentes organisationnelles vis-à-vis des managers et les moyens réellement mis à leur disposition. Le travail hybride accentue ce décalage en confrontant les encadrants à des transformations pour lesquelles les ressources restent souvent insuffisantes.

L’expérience individuelle du télétravail – conciliation, santé et invisibilisation

Le télétravail constitue désormais un mode de vie dans un contexte de transformation du rapport au travail. Ancien compromis ponctuel, il est devenu plus permanent et flou, effaçant la frontière entre vie professionnelle et privée. C'est donc à une confusion des temps et des espaces à laquelle nous assistons, avec des impacts sur la santé multiples : fatigue visuelle, douleurs articulaires, TMS plus fréquents qu’au bureau.

 

Et, psychologiquement, le télétravail engendre isolement, invisibilisation du travail accompli, hyper-sollicitation numérique. Certes, des bénéfices existent (meilleure qualité du sommeil, réduction du stress lié aux transports, meilleure concentration), mais ils dépendent fortement du contexte d’exercice du télétravail : degré d'autonomie, type de tâches, qualité du cadre domestique.

Enjeux organisationnels et sociétaux – redéfinir le collectif, repenser la présence

Le développement du télétravail bouleverse les logiques de régulation. Il ne s’agit plus de déterminer combien de jours télétravailler, mais pourquoi et quand revenir ensemble. Dans ce contexfte, la coprésence physique apparaît essentielle. Revenir au bureau pour enchaîner des visioconférences n’a plus de sens. C’est la qualité des interactions qui doit guider les décisions. En outre, la coprésence facilite la résolution de problèmes complexes, apaise les tensions, stimule l’innovation et renforce les liens sociaux. Ces éléments sont fondamentaux pour les communautés de travail.

 

Certains modèles organisationnels récents, notamment ceux fondés sur le fonctionnement en plateformes numériques, tendent à diluer les collectifs au profit de connexions individuelles. Restaurer la dimension collective devient donc crucial pour garantir bien-être, performance et durabilité. Cela implique de repenser les espaces, d’identifier les moments clés de coprésence et de reconnaître chaque salarié comme membre d’un collectif actif.

PARTAGEZ !