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Gouverner le climat : entre illusions, fractures et impasses

De Nicolas Treuvey

Le mercredi 1 octobre 2025

Depuis Rio en 1992 jusqu’à l’accord de Paris, la gouvernance climatique s’est construite sur des compromis fragiles et des illusions techniciennes. Les déséquilibres Nord-Sud, l’influence croissante des émergents, les contradictions entre transition et croissance, mais aussi les conflits d’intérêts liés aux énergies fossiles, ont freiné toute transformation en profondeur. Comme le rappelle Amy Dahan (CNRS), que nous avons récemment reçue dans le cadre d'un cycle autour des grands enjeux géopolitiques de notre temps, la justice sociale et la planification écologique apparaissent désormais comme des conditions indispensables pour rendre la transition viable.

Un régime climatique hérité d’une illusion fondatrice

Le régime climatique s’est construit dans l’élan post-guerre froide, marqué par le rapport Brundtland (1987) et le sommet de Rio (1992). Ce dernier visait à associer développement et protection de l’environnement, en particulier pour les pays du Sud. L’esprit de Rio revenait à dire aux pays du Sud global : votre développement ne se fera pas comme le nôtre. Cette orientation créa un déséquilibre durable : au Nord, l’obligation de réduire les émissions ; au Sud, l’injonction de modifier leurs trajectoires sans réelle prise en compte de leurs besoins.

 

Les premières COP confirmèrent ce schéma : absence d’objectifs contraignants pour les pays en développement et promesse d’aide financière et technologique du Nord. Rapidement, des mécanismes de marché – permis d’émission, MDP – furent mis en place. La Chine sut en tirer parti, captant 80 % des investissements liés au MDP et renforçant son ascension industrielle.

L’échec d’une gouvernance fragmentée et l’émergence de nouvelles puissances

Le protocole de Kyoto (1997) imposait des objectifs contraignants aux pays développés, mais le refus américain de ratification en 2002 fragilisa l’ensemble. Les émergents, via le G77, gagnèrent en influence, notamment sur la justice climatique. Le GIEC, bien que central, restait entravé par le veto des États.

 

Les années 2000 furent marquées par des contradictions : l’OMC ne distinguait pas productions polluantes et propres, l’Agence internationale de l’énergie privilégiait la sécurité énergétique. La révolution des gaz de schiste aux États-Unis et Fukushima (2011) modifièrent les priorités énergétiques, tandis que la Chine devint le premier émetteur mondial dès 2007, responsable aujourd’hui d’environ un tiers des émissions. L’idée d’une transformation indolore prévalait, sans véritable prise en compte des rapports de force politiques et sociaux.

de Copenhague à Paris : entre désillusion et consensus fragile

La COP de Copenhague (2009), fortement médiatisée, échoua : les émergents BASIC négocièrent directement avec Obama, marginalisant l’Europe. À Paris (2015), pour éviter un nouvel échec, les États adoptèrent une logique d’engagements volontaires (NDC) plutôt qu’un traité contraignant.
On a présenté l’accord de Paris comme étant très fort, alors qu’il est plutôt faible... Cette faiblesse fut la condition de son adoption, après les attentats de 2015. La cible des 1,5 °C fut introduite à la demande des pays vulnérables, mais reste symbolique. L’absence de suivi strict limita la portée de l’accord, et les émissions mondiales continuent d’augmenter. L’accord a cependant contribué à une « climatisation du monde », le climat devenant un thème transversal (innovation, agriculture, urbanisme…).

inégalités, impuissance fiscale et mirage des objectifs

L’aide promise de 100 milliards de dollars par an pour le Sud n’a été atteinte qu’en 2022, et reste largement insuffisante. Les discussions éludent la transformation profonde des systèmes productifs. Les industries fossiles prospèrent, et l’action se déplace vers les États et collectivités, de manière inégale.

 

Les inégalités se recomposent : les travaux de Chancel et Piketty montrent que 10 % des plus riches émettent autant que 80 % des plus pauvres, indépendamment du clivage Nord-Sud. Les propositions fiscales, comme celle de Zucman sur une taxe des ultra-riches en France, ont été rejetées, illustrant la difficulté à mobiliser des ressources pour la transition.

crise de la mondialisation et retour du politique

Le retrait américain de l’accord de Paris sous Trump symbolise une rupture avec l’idée de biens communs mondiaux. La stratégie du « net zéro », adoptée par plusieurs puissances (2050 pour l’Europe, 2060 pour la Chine, 2070 pour l’Inde), repose sur une illusion technique : compenser plutôt que réduire réellement.

 

Nous sommes ainsi passés d’un schisme de la réalité à un schisme de la décarbonation. La transition est pensée de manière additive – les énergies renouvelables s’ajoutant aux fossiles – sans véritable décroissance. Une planification écologique apparaît nécessaire pour transformer usages, modes de vie et priorités collectives.

 

La crise climatique s’inscrit dans l’Anthropocène, marqué par le dépassement de multiples limites planétaires (climat, biodiversité, eau). Les divisions Nord-Sud s’effacent au profit de clivages sociaux internes, et le climat devient un facteur central de tensions géopolitiques et sociales.

le mirage technologique et les impasses de la gouvernance climatique

La géo-ingénierie, les puits de carbone ou les monocultures forestières nourrissent l’illusion d’une solution technicienne sans transformation sociale, avec des résultats souvent désastreux. La gouvernance est fragilisée par le rôle des producteurs d’hydrocarbures (Arabie saoudite, Émirats, Qatar), qui combinent investissements dans le renouvelable et exportation massive de pétrole et gaz. Leur modèle de « capitalisme sans démocratie », énergivore et spectaculaire, incarne les contradictions de l’ordre climatique mondial.

conflits d’intérêts, souverainetés énergétiques et rôle des grandes puissances

Les États-Unis ont privilégié le gaz de schiste comme alternative au charbon, réduisant le CO₂ mais aggravant les fuites de méthane. La Chine, premier consommateur de charbon, investit massivement dans les renouvelables, les batteries et les métaux critiques, tout en renforçant son influence via les « routes de la soie ».

 

L’Europe, malgré une réduction de 30 % de ses émissions depuis 1990, reste dépendante du gaz russe et a perdu son avance dans les technologies solaires et éoliennes, et elle reste affaiblie par ses dépendances stratégiques. Les COP, dominées par des intérêts nationaux et économiques, échouent à imposer des décisions contraignantes.

la transition « juste » comme enjeu politique central

Le changement climatique ne peut être réduit à un problème technique : il engage une transformation civilisationnelle, touchant aux inégalités, à la démocratie et à la souveraineté. Pour Amy Dahan, « l’exigence de justice devient une condition de faisabilité politique de toute réforme écologique ».
Les COP, malgré leurs limites, demeurent des lieux indispensables de dialogue. L’Europe reste un acteur clé, seul à combiner démocratie, État social et engagement écologique. Mais le climat impose désormais de penser la « finitude » planétaire et de réinventer imaginaires politiques et modèles économiques. Comme le conclut Amy Dahan, « la transition ne pourra se faire sans mobilisation collective, ni sans réinvention des modèles de croissance, de gouvernance et de solidarité ».

 

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