Souvent confrontées à des refus d’embauche ou à des injonctions implicites à la dissimulation, les femmes musulmanes portant le hijab doivent continuellement composer avec des logiques d’inclusion conditionnelle. La thèse de Sarra Chenigle, post-doctorante à l’ESCP Business School, met en lumière les stratégies de gestion identitaire mises en œuvre face à une altérité perçue comme problématique. Un éclairage précieux sur un stigmate toujours puissamment actif dans l’espace professionnel.
En France, le port du hijab reste un sujet hautement polémique, traversant toutes les sphères de la société. Dans le champ professionnel, cette tension se traduit par une discrimination systémique largement documentée. Une étude de 2024 révèle une diminution de 80 % des chances d’obtenir un entretien lorsqu’une candidate arbore un hijab sur son CV. Et les femmes musulmanes portant le hijab – les hijabis – sont souvent confrontées à des injures, à des refus d’embauche et à des stigmatisations explicites ou implicites. L’analyse de ces situations ne peut se limiter à une lecture individuelle : elle s’inscrit dans une logique de production sociale des stigmates. La stigmatisation repose sur l’attribution à un individu d’une caractéristique perçue comme déviante ou menaçante dans un contexte donné. Le hijab devient alors, aux yeux de certains, une marque visible d’altérité dévalorisée.
Ce stigmate est aussi invisible dans certaines configurations : retiré ou dissimulé, le hijab devient un élément d’identité invisible, dont la gestion relève d’une complexité accrue. C’est ce que montre Sarra Chenigle dans sa thèse de doctorat « Gestion de l’identité de hijabi au travail : comment les hijabis gèrent-elles leur identité dans un contexte de mauvaise identification et d’asymétrie identitaire interne durant leur carrière professionnelle », actuellement post-doctorante à l’ESCP Business School. Le hijab constitue une identité sociale stigmatisée dans certains contextes, notamment lorsqu’il est porté à la vue de tous. Cette visibilité conditionnelle influe sur les dynamiques de reconnaissance ou de rejet dans l’environnement de travail.
La gestion de l’identité religieuse constitue un champ d’arbitrages quotidiens pour les femmes concernées. Elle renvoie à la manière dont une personne choisit de révéler ou non un élément identitaire stigmatisé ou minoritaire, les comportements qu’elle adopte pour ce faire, et les effets que cela produit. Trois types de décisions structurent ces processus : la non-divulgation, la révélation partielle et la révélation totale.
La non-divulgation correspond à une forme de cloisonnement rigide entre les sphères de vie découlant d’une appréhension accrue des conséquences négatives de la révélation. Cela peut impliquer le retrait du hijab sur le lieu de travail, l’évitement de toute allusion religieuse, ou l’anticipation logistique des moments de transition entre les espaces privés et professionnels. Ces choix nécessitent une gestion minutieuse du temps et de l’espace, et génèrent un coût émotionnel important.
La révélation partielle s’appuie sur une évaluation stratégique du contexte. Il s’agit de sélectionner les destinataires de l’information, le moment et le lieu de la révélation, souvent en recherchant un espace jugé sécurisant.
La révélation totale correspond à un dévoilement assumé, dans tous les environnements et vis-à-vis de tous les interlocuteurs. Cette option suppose des précautions préalables et, dans certains cas, des accommodements formels (recherche d’entreprises accueillantes, port du hijab en turban, adaptation au dress code, etc.).
Ces décisions sont rarement linéaires ; elles évoluent selon les étapes de carrière, les expériences vécues, les transformations internes des organisations et la stabilité émotionnelle des personnes concernées. Une constante demeure toutefois : les processus de gestion identitaire exigent une charge mentale élevée.
Trois niveaux de soutien sont identifiés. Le premier concerne l’organisation elle-même (politiques explicites de diversité, chartes internes, communications favorables à l’inclusion...). Le deuxième niveau se situe chez le manager de proximité, dont les discours, les postures et les réactions face à l’expression religieuse influencent la décision de révélation ou de non-divulgation. Enfin, les collègues jouent un rôle ambivalent : ils peuvent soutenir, rassurer ou au contraire inciter à la dissimulation.
Les réseaux sociaux apparaissent également comme une nouvelle source de soutien social. Ils permettent la circulation d’informations sur les entreprises perçues comme accueillantes ou stigmatisantes, et influencent l’attractivité de ces dernières.
En somme, la question de l’identité religieuse ne relève pas uniquement d’un enjeu individuel ; elle est profondément façonnée par l’environnement organisationnel.
Les stratégies identitaires adoptées ont des impacts directs sur les trajectoires professionnelles. Pour éviter l’exposition au rejet ou à la stigmatisation, certaines femmes font le choix de se tourner vers des organisations perçues comme plus accueillantes. D’autres s’engagent dans des parcours de formation intensifs, visant à renforcer leur employabilité, dans une logique de «surcompensation compétencielle». Ces efforts visent à devenir incontournables malgré les barrières perçues.
Par ailleurs, plusieurs stratégies alternatives émergent : le déclassement social (accepter des postes en-dessous de ses qualifications, mais où le voile ne pose aucune difficulté : dans un call center par exemple), l’expatriation, l’entrepreneuriat (création d’un espace de travail maîtrisé), ou l’abandon de la carrière professionnelle.
Ces choix s’inscrivent dans un rapport ambivalent au monde professionnel. D’un côté, la volonté de s’insérer et de s’épanouir ; de l’autre, une défiance alimentée par des expériences de rejet. Cette tension affecte le moral, la santé psychique, et parfois même la stabilité économique des personnes concernées.
Les entreprises qui échouent à reconnaître ces enjeux s’exposent à des départs non-anticipés, à une détérioration de leur image de marque et à une perte de talents. Les identités invisibles, lorsqu’elles ne sont pas prises en compte, deviennent des foyers de souffrance ou de désengagement.
La question du hijab au travail ne peut être abordée uniquement sous l’angle du droit ou de la neutralité. Elle mobilise des logiques identitaires complexes, traversées par la stigmatisation, les rapports sociaux, les stratégies de survie et les dynamiques organisationnelles. Les femmes concernées doivent quotidiennement arbitrer entre affirmation de soi, préservation émotionnelle et sécurisation de leur parcours professionnel.
Pour les entreprises, l’enjeu réside dans la capacité à reconnaître ces identités invisibles, à former leurs managers, à aligner leurs pratiques et à cultiver des environnements réellement inclusifs. Dans cette perspective, la gestion de l’identité religieuse au travail apparaît comme un révélateur de la maturité des organisations face à la diversité.
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