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La charge mentale : un fardeau invisible entre sphères domestique et professionnelle

De Nicolas Treuvey

Le jeudi 12 juin 2025

Longtemps cantonnée à la sphère privée, la charge mentale s’impose désormais comme un enjeu beaucoup plus large, qui affecte aussi la vie professionnelle.  Elisa Robin, cheffe de projet à l'Anvie, propose une mise en perspective historique et conceptuelle de ce phénomène complexe, à la fois social, genré et cognitif, pour mieux en comprendre les ressorts et les implications contemporaines.

Une notion issue du travail, mais révélée dans la sphère domestique

Le concept de charge mentale émerge dans les années 1970 dans le champ de l’ergonomie, notamment sous l’impulsion d’Alain Wisner, pour désigner l’effort mental requis par certaines tâches professionnelles. En parallèle, la sociologue Monique Haicault, dès 1984, décrit un travail de coordination, de planification et d’anticipation assumé majoritairement par les femmes au sein du foyer. Sans employer explicitement le terme, elle introduit la notion de « double présence » pour qualifier la coexistence entre obligations professionnelles et responsabilités domestiques.

 

Dans un premier temps, la charge mentale reste largement invisible, car perçue comme naturelle au sein d’un modèle familial traditionnel. Les rôles y sont fortement genrés, les tâches domestiques sont ritualisées et transmises par imitation, souvent de mère en fille. Ce travail organisationnel, bien que constant, n’est ni nommé ni reconnu comme un fardeau.

 

Une réalité transformée par l’entrée des femmes sur le marché du travail

L’intensification de la charge mentale s’inscrit dans un contexte de transformation profonde des rôles sociaux, en particulier avec l’entrée massive des femmes dans le salariat à partir des années 1980. Ce mouvement historique n’a pas été accompagné d’une redistribution équitable des responsabilités domestiques, encore (très) largement assumées par les femmes, engendrant une pression cognitive constante.

 

Monique Haicault décrit alors une nouvelle configuration familiale qu’elle nomme « famille-entreprise ». Cette expression illustre la montée en complexité de l’organisation quotidienne, où la planification, la coordination des tâches, la gestion des ressources, la logistique des temps et la capacité à anticiper deviennent des compétences indispensables. Ces exigences, auparavant confinées à l’espace domestique, rejoignent les logiques de performance et de productivité propres au monde du travail, mais sans reconnaissance ni valorisation.

 

Dans cette seconde phase, la charge mentale se fait plus cognitive que physique. Elle ne repose plus uniquement sur la répétition des gestes (ménage, cuisine, etc.) mais sur un travail invisible de gestion, de prévision et de responsabilisation. Or, cette dimension reste largement ignorée, y compris dans les discours managériaux qui valorisent la disponibilité, la flexibilité et l’efficacité sans considérer les arbitrages qu’ils supposent pour les individus en situation de double charge.

 

À partir des années 2010, un tournant s’opère avec l’émergence de prises de parole plus visibles dans l’espace public. La publication de la bande dessinée Fallait demander d’Emma, en 2017, marque une étape clé dans cette prise de conscience collective. À travers un format accessible, elle met en lumière un vécu longtemps banalisé, en soulignant que le problème ne réside pas dans l’exécution des tâches, mais dans le fait de devoir en être constamment à l’initiative.

 

Cette nouvelle phase ouvre un espace de formulation de l’injustice et de la contestation des inégalités de charge mentale et de reconnaissance de celle-ci, malgré tout incomplète. Le débat public se concentre encore majoritairement sur la sphère domestique, alors même que la charge mentale dépasse ces frontières. Dans l’univers professionnel, elle demeure peu identifiée et rarement intégrée aux politiques de prévention des risques psychosociaux. Les systèmes d’évaluation de la pénibilité ou du stress ignorent largement la dimension cumulative de la charge cognitive que supportent de nombreux salariés, en particulier les femmes.

 

Ce manque de reconnaissance institutionnelle renforce les déséquilibres et alimente des parcours professionnels fragmentés. La charge mentale agit comme un facteur d’érosion silencieuse, contraignant les choix de carrière, réduisant les perspectives d’évolution et renforçant les inégalités structurelles.

Une charge cognitive persistante, entre sphères pro et perso imbriquées

La charge mentale repose sur une mobilisation constante de ressources cognitives : attention, mémoire, planification, gestion des priorités, anticipation, vigilance. Monique Haicault, en 2021, la définit comme le poids de la gestion globale, marqué par la complexité croissante des contraintes et la pluralité des compétences sollicitées. Elle insiste sur le caractère diffus de cette charge, qui ne s’interrompt jamais vraiment, même en dehors des lieux ou des temps de travail. Autrement dit, la charge mentale excède les cadres formels de l’emploi ou du foyer, pour s’installer durablement dans les interstices de la vie quotidienne.

 

Ce phénomène est d’autant plus préoccupant que les frontières entre sphère professionnelle et sphère privée tendent à s’estomper avec, en particulier, le développement du télétravail.  Pour celles et ceux qui assurent une grande part de la gestion domestique – souvent les femmes – cette porosité entraîne une surcharge cognitive cumulative. Le cerveau reste mobilisé, même en apparence déconnecté. La charge mentale devient une toile de fond permanente, affectant la disponibilité mentale, l’attention et la capacité à se reposer.

 

Les données issues d’une enquête Ifop confirment l’ampleur de ce phénomène : 92 % des cadres déclarent penser au travail en dehors des horaires officiels, avec une intensité plus marquée chez les femmes, et en particulier chez les mères. Cette perméabilité des temps favorise l’épuisement progressif, difficile à identifier car disséminé dans les routines ordinaires. La charge mentale agit en filigrane, érodant la concentration, augmentant la fatigue, et conduisant parfois à des renoncements professionnels. Ces renoncements peuvent prendre la forme d’une réduction du temps de travail, d’un refus de responsabilités supplémentaires, ou d’un plafonnement volontaire des ambitions, par souci de préservation mentale.

 

La fatigue induite par la charge mentale ne se manifeste pas toujours par des signes évidents. Elle peut se loger dans des formes de dispersion, de tension latente, de lassitude chronique ou de démotivation. Ce caractère insidieux rend sa détection d’autant plus complexe, en particulier dans les environnements professionnels qui valorisent la résilience et l’autonomie. Dans un tel contexte, exprimer un besoin de relâchement ou de rééquilibrage peut être perçu comme un manque d’engagement ou de compétence.

 

Cette invisibilité est d’autant plus marquée que les normes sociales continuent de véhiculer l’idée d’une disponibilité naturelle des femmes à l’égard des responsabilités domestiques et familiales. L’image de la mère multitâche, organisée, capable de tout anticiper, continue d’imprégner les représentations, au détriment d’une reconnaissance équitable de la charge cognitive qu’implique cette posture. Ce stéréotype alimente le mythe d’une aptitude féminine à supporter la charge mentale sans difficulté, ce qui contribue à sa banalisation, voire à sa négation.

 

Des biais de perception et une fatigue non reconnue

Les recherches récentes, comme celles menées en 2025 par Morgane Stossik pour la NASA, mettent en évidence une inégalité de reconnaissance face à la fatigue. Les signes exprimés par les femmes dans des environnements à forte exigence cognitive sont moins souvent identifiés, pris en compte ou considérés comme légitimes que ceux des hommes. Ce biais de perception repose sur des attentes sociales implicites : les femmes sont encore perçues comme plus résistantes, plus aptes à supporter des situations de surcharge.

 

Cette représentation genrée de la fatigue a des effets concrets sur les parcours professionnels. En minimisant l’impact de la charge mentale vécue par les femmes, les dispositifs de prévention des RPS passent à côté d’un facteur essentiel d’épuisement. Cette fatigue silencieuse peut alors s’installer durablement, sans alerte visible, jusqu’à provoquer des formes d’usure, de désengagement, voire de burn-out invisibilisés.

 

Au-delà des perceptions externes, un autre angle mort persiste : la faible identification des mécanismes cognitifs impliqués dans la charge mentale par les personnes elles-mêmes. La mobilisation quotidienne de l’attention flottante, de la mémoire de travail, de la planification ou encore de la gestion des priorités passe souvent inaperçue, alors qu'elle est très énergivore.

 

Le fait de ne pas nommer ces processus contribue à entretenir un flou sur ce qui, concrètement, épuise. En identifiant ces mécanismes, il devient possible d’opérer un déplacement du regard : reconnaître que ce n’est pas uniquement la quantité de tâches qui fatigue, mais le fait d’avoir à les penser en permanence, de devoir tout anticiper, sans relâche, et souvent sans relais. Ce changement de perspective permet aussi de réinterroger les normes de performance, les modes de fonctionnement collectifs et les formes de responsabilisation implicite qui pèsent sur certains individus plus que sur d’autres.

 

Ce dévoilement ouvre alors la voie à une réflexion plus large sur les conditions d’une meilleure répartition de la charge mentale, tant dans la sphère privée que dans les organisations. Il s’agit de passer d’une logique d’adaptation individuelle à une approche systémique, où les mécanismes de surcharge cognitive sont pris en compte dès la conception des environnements de travail, des politiques managériales et des rythmes collectifs. Reconnaître la fatigue cognitive comme un enjeu légitime, et non comme un signe de faiblesse, constitue une première étape vers des pratiques plus justes et plus soutenables.

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