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L’égalité femmes-hommes a-t-elle des limites ?

De Nicolas Treuvey

Le samedi 25 février 2023

Cinq ans après #metoo, les débats autour des violences faites aux femmes et de l’inégalité entre les sexes n’ont rien perdu de leur vigueur. Et dans le monde du travail, l’égalité femmes-hommes ne progresse que timidement… à tel point que l’on peut se demander si cette fameuse égalité n’a pas des limites. C’est dans cette optique que nous avons invité Manon Garcia. Elle est une des têtes de file de la nouvelle pensée féministe qui s’intéresse précisément à ce sujet. Aujourd'hui professeure de philosophie l’Université libre de Berlin, Manon Garcia est l’autrice On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) et de La Conversation des sexes, philosophie du consentement (Flammarion, 2021).

Une limite historique à l’égalité femme-hommes

L’existence de limites comme garantie de la bonne organisation de l’ordre social a longtemps été avancée pour justifier une organisation inégale du monde. « Par nature » inférieures aux hommes d’un point de vue physique et moral, l’ordre social se devait de refléter cette infériorité. Des limites fixaient très clairement ce qui relevaient du domaine des femmes et du domaine des hommes. Au niveau des lieux de vie, des tâches ou des possibilités. « L’existence féminine se devait elle-même d’être limitée, enfermée, protégée » souligne Manon Garcia.

Egalité formelle et égalité réelle

Traditionnellement, la femme devait donc rester dans les limites géographiques du foyer. Son pouvoir était limité à celui-ci. Entre le privé et le public, entre l’intime et le politique, les limites étaient donc claires. Les inégalités qui en découlaient demeurent aujourd'hui. Certes, la loi garantit l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais c'est une égalité formelle, et non une égalité réelle.

Egalité absolue, égalité relative

La distinction entre égalité formelle et égalité réelle gagne à être remise dans le contexte plus large des conceptions philosophiques de l’égalité. Aristote sépare l’égalité arithmétique (pure) et l’égalité géométrique (proportionnelle). On peut donc se demander si l’égalité est absolue ou relative.  On peut aussi se demander si l'on doit parler d’égalité ou d’équité.

Cette approche est utilisable lorsque l’on s’intéresse à la distinction entre égalités formelle et réelle. Traiter exactement de la même façon les hommes et les femmes sur le plan du droit conduit-il à une situation équitable ?

Soumission et consentement

Au fond, réfléchir à l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est réfléchir à ce qui explique la différence entre égalités formelle et réelle. « Réfléchir aux concepts de soumission et de consentement permet de mettre en lumière les problèmes normatifs de la tension entre ces deux formes d’égalité : le concept de soumission permet de comprendre en partie pourquoi l’inégalité réelle perdure et quel est le rôle des femmes dans cette perpétuation. Le concept de consentement permet de comprendre comment l’égalité formelle peut fonctionner de telle manière qu’elle invisibilise, voire justifie l’inégalité réelle » estime Manon Garcia.

La domination

La domination masculine est la limite première de l’égalité entre les femmes et les hommes. Les femmes ont été progressivement incluses dans la société et dans le politique. En conséquence, on aurait pu s’attendre à ce qu’elles soient incluses dans la communauté des citoyens.  Et qu'elles s’émancipent de la domination masculine, ce qui n’est pas le cas.

Si les inégalités structurelles s’expliquent par le système de la domination masculine, on pourrait se demander si les femmes ne jouent pas un rôle dans la persistance de ces inégalités. Une question peu traitée par les penseuses féministes, et pour cause. En présentant la soumission comme un choix, on exonère les dominants. Pour autant, la participation des femmes à leur soumission doit être interrogée. C’est même un acte féministe. Si les femmes sont des êtres humains à part entière, il faut les écouter, leur demander ce qu’elles estiment bon pour elles. Il faut aussi leur demander pourquoi elles se soumettent.

La soumission féminine

La soumission féminine a des spécificités. Les femmes ne constituent pas un groupe opprimé. En effet, il n’y a pas d’identité de groupe « des femmes ». Elles vivent avec des hommes, sont liées à eux par des sentiments, de l’amour. Pour l’écrasante majorité des femmes hétérosexuelles, vivre autrement est d’ailleurs inenvisageable. Cette proximité avec l’oppresseur n’existe nulle part ailleurs.

Plusieurs degrés de soumission

Pour Manon Garcia, « on trouve un air de famille dans de nombreux comportements adoptés par les femmes. La question n’est pas de ne pas être soumise ; c’est une question de degré de soumission ».
Les normes de féminité sont des normes de soumission (attente, aide, douceur, gentillesse…). Or la masculinité est triomphante, agressive, éventuellement violente. Les femmes sont donc socialisées, éduquées et normées à un destin de soumission. Les normes de genre patriarcal proposent par ailleurs aux femmes un destin radicalement différent des hommes. Des normes quirendent la soumission valorisée et plaisante. Une femme qui joue bien le jeu de la féminité est toujours valorisée socialement. Bonne mère, bonne épouse, bonne cuisinière…

Une soumission féminine encouragée

Cette valorisation de la soumission est donc une des principales limites de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ainsi, être féminine, attentionnée… permet aux femmes d’accéder à certains postes dans l’entreprise. Elles n’auraient pas pu y prétendre autrement. Etre féminine est un plus pour gravir les échelons. Si cela permet d’accéder à certains postes, cela empêche d’accéder à d’autres : on peut être jolie, mais jusqu’à un certain niveau.

Le concept de consentement

D’aucuns considèrent que les femmes ont choisi d’être jolies, de se rendre désirables, d’être remarquées.On en conclut un peu vite qu’elles consentent à être traitées de manière différente : ce seraient elles les responsables des inégalités femmes-hommes et de leurs conséquences.

Le consentement comme légitimation de l’inégalité

Le concept de consentement est donc avancé comme justification de l’inégalité réelle. En effet, le consentement conduit ou peut conduire à rendre invisible l’inégalité. Cette notion pose qu’il faut distinguer sphère publique et sphère individuelle : lorsque les rapports sont individuels, ils sont forcément fondés sur le consentement nous disent les philosophes libéraux. De manière plus générale, le consentement permet d’expliquer l’existence de rapports de pouvoir entre des individus égaux. Dans une monarchie de droit divin par exemple, on admet que le roi ait tous les pouvoirs ; dès lors que l’on présume que les être humains sont égaux sur le plan formel, il faut expliquer pourquoi certains en gouvernent d’autres : parce que ces derniers le consentent.

Consentement choisi ou consentement subi ?

Mais ce consentement est-il un choix ou une acceptation ?... « Si l’on transpose cela aux relations hommes-femmes, on se rend compte que le consentement n’est pas toujours affaire de choix. Ceci d’autant que l’architecture de nos choix est structurée par les normes sociales » souligne Manon Garcia.
Nous ne sommes donc pas égaux face aux choix qui se présentent. Le coût de devoir dire non n’est pas le même pour les hommes et les femmes : il est admis que les hommes, rationnels et sûrs d’eux, le fassent ; lorsqu’une femme dit non, elle va à l’encontre de ce qu’elle censée faire. Les normes de genre ont donc un impact sur notre capacité à consentir, il n’y a pas systématiquement choix dans le consentement.

En synthèse

L’égalité connaît donc des limites produites par la domination sociale exercée par les hommes sur les femmes. Mais alors, comment lutter contre les inégalités ? Si l’on convient que les normes de soumission constituent un obstacle majeur à l’égalité entre les femmes et les hommes, on peut faire évoluer ces mêmes normes. On peut aussi réfléchir à la complexité du consentement, à la façon dont on peut s’assurer des choix de l’autre, à la responsabilité morale et politique que nous avons, de telle sorte que chacun et chacune ait la possibilité de faire de vrais choix, qu’ils soient entendus et respectés. Le consentement ne doit pas être utilisé pour présumer une inégalité de départ et justifier une inégalité d’arrivée. Il s’agit au contraire de faire en sorte qu’à partir d’inégalités, on parvienne à construire mutuellement les conditions d’une égalité réelle.

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