Rechercher, intégrer : ce couple résume assez bien les problèmes que les entreprises rencontrent aujourd’hui dans le champ du recrutement. Couple par ailleurs paradoxal, puisque les techniques utilisées pour attirer ne sont probablement pas les mêmes que celles qui sont nécessaires pour intégrer. Dans le premier cas, ce sont des techniques de marketing et de communication – de publicité donc. Personne ne croit aux publicités, personne ne croit davantage que les promesses faites par les entreprises sont sincères. Pour autant, au même titre que la publicité, ces techniques de marque employeur fonctionnent, générant en retour de nombreuses déceptions chez les collaborateurs une fois en poste. Et pour comprendre comment ce paradoxe a pu naître, un bref retour historique est nécessaire.
En 1992, Jean-François Chanlat, alors professeur à Dauphine, écrit un article fondateur : Peut-on encore faire carrière ? (Gestion, Vol. 17, #3, sept., p. 100-111). Jean-François Chanlat voyait alors apparaître une « ambiguïté » dans la gestion des carrières – un problème donc, mais impossible à nommer, à identifier. Ce constat vaut également pour le champ du recrutement aujourd'hui où les difficultés sont évidentes, sans qu’il soit possible de les nommer. En particulier, on ne comprend plus très bien ce que cherchent les candidats : ils deviennent, pour les entreprises, des personnages ambigus dont on ne cerne ni les aspirations profondes, ni les comportements. Est-ce un problème de génération, de, d’attractivité des métiers ?... ou tout autre chose ?
Ces difficultés rencontrées au niveau du sourcing existent également dans le métier même de recruteur dont les missions sont devenues ambiguës. Recruter, c’est pourvoir des postes : mai pour faire quoi, des postes de quoi, pour quelles missions ? Recrute-t-on pour un poste ou pour une carrière, sur des potentiels ou des compétences, pour un poste ou plusieurs ? Voire, le process de recrutement sert-il véritablement à recruter ou à faire connaître l’entreprise, ses marques et ses produits ?
Le recrutement, et en particulier le recrutement des cadres, a pendant longtemps été relativement simple. Jusque dans les années 80, les entreprises comptaient peu de cadres et peu d’étudiants susceptibles d’embrasser des carrières à responsabilité – la promotion d’une grande école de commerce comptait 100 personnes environ, contre 1 000 (ou plus !) aujourd'hui. On recrutait pour une carrière : les postes à occuper, les étapes à franchir étaient peu ou prou déterminés. Les entreprises n’évaluaient pas le potentiel des candidats : celle-ci était du ressort du monde éducatif, le diplôme obtenu représentait une garantie suffisante pour les employeurs : en recrutant un HEC ou un Sciences Po, on recrutait forcément une personne de haut niveau.
Le process de recrutement portait beaucoup sur l’évaluation de la loyauté des individus, sur leur capacité à acquérir les codes de la « maison ». La question des compétences était secondaire, partant du principe que les individus les acquerraient au fur et à mesure de leur carrière. On n’achetait pas des compétences (buy) ; on misait sur la capacité des individus à monter en compétences une fois dans l’entreprise (make).
La situation change radicalement au tournant des années 80 et 90 : la crise réduit le nombre de postes à pourvoir, des cadres sont licenciés. Et un nouveau type de candidats apparaît : des cadres qui ont déjà une expérience dans une autre entreprise, qui sont en cours de carrière. Ayant passé cinq, dix, 20 ans dans une autre organisation, ils ont acquis des compétences qui les rendent « bankables » pour les entreprises qui recrutent : ne vaut-il pas mieux en effet recruter un cadre expérimenté en lieu et place d’un jeune diplômé, à qui il faudra de nombreuses années pour atteindre le même niveau de compétences ?
Dans le même temps, il y a de plus en plus de cadres dans les entreprises. Dans certains secteurs – le conseil notamment – on ne compte quasiment que des cadres !
Dans la mesure où, en licenciant, les entreprises ont rompu le contrat qui les liaient à leurs collaborateurs, ceux-ci ne sentent plus tenus à un quelconque devoir de loyauté à leur endroit. Ils n’hésitent donc plus à démissionner et le nombre de candidats sur le marché du travail progresse davantage. Pour les entreprises, l’offre s’accroît : elles ne vont donc plus aspirer à recruter un « bon » ou un « pas trop mauvais », mais le « meilleur » sur le marché qui, par définition, existe forcément quelque part.
Ces années sont également marquées par de nouvelles pratiques dans le champ de la recherche et la sélection de candidats. Des psychologues sont mis à contribution pour évaluer les candidats ; au niveau du sourcing, des cabinets spécialisés apparaissent et acquièrent rapidement une place importante sur le marché ; « chasseur de tête » devient un métier en tant que tel. Ces cabinets ne peuvent évidemment pas garantir qu’elles fourniront le profil parfait : elles légitiment leur offre autrement, en mettant en avant leurs processes censés sécuriser autant que possible le recrutement. Enfin, le triptyque attirer/recruter/fidéliser apparaît.
A partir de 2010, le recrutement est à nouveau bouleversé, « disrupté » par le digital. Des réseaux sociaux spécialisés, LinkedIn en tête, s’installent dans le paysage. LinkedIn, en soi, bouleverse le sourcing : avant, c’était la technique du chalut qui était utilisée, via la collecte du plus grand nombre de CV possibles. Avec LinkedIn, l’heure est au harponnage : l’objectif est désormais d’attirer « le » candidat qui coche toutes les cases et qui a été préalablement repéré. LinkedIn donne l’illusion d’un vivier illimité de candidats et qu’il existe la fameuse perle rare, le fameux mouton à cinq pattes – l’heure est, de fait, à la renonciation et à l’identification de candidats qui, s’ils ne répondent pas à tous les critères, présentent un profil suffisamment intéressant.
A la même époque, les critères changent : les soft skills sont plébiscités. Des compétences non-évaluables par définition… Et les managers émettent de nouvelles attentes auxquelles il est ardu de répondre : comment identifier une personne « créative », « agile » doté d’un fort « leadership » ?...
Les recruteurs changent aussi. Auparavant, le recrutement était assuré par des collaborateurs expérimentés – c’était un poste de deuxième partie de carrière, confié à des RH disposant d’une certaine ancienneté dans l’entreprise, connaissant les enjeux de celle-ci et les besoins des activités. Désormais, c’est un travail exercé par des juniors, forcément moins expérimentés… et forcément moins à même de dire non à un manager dont les prétentions seront irréalistes.
Autre changement fort dans le métier du recrutement : l’influence de plus en plus nette du marketing, conduisant certaines entreprises à aller chercher des candidats comme elles le feraient pour des consommateurs. Problème : les cibles visées sont-elles connues ? A-t-on fait des études marketing ? Connaît-on le profil des individus recherchés ? Et que vend-on ? Un poste, une carrière ?...
Le recrutement est donc face à de multiples ambiguïtés en 2023 : quels candidats chercher, dotés de quels profils ? De quels codes doivent-ils être munis ? Les entreprises peuvent-elles utiliser toutes le même process de recrutement ? Ce process doit-il être attractif ou sélectif ?...
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