François Dupuy porte un regard sans concession sur l'évolution des organisations au cours des dernières décennies : il met au cœur de ses analyses le management et l’organisation du travail. De son point de vue, « l’utilisation frénétique des outils de management : systèmes de reporting, KPIs, process » a eu des effets délétères sur l’engagement des salariés, alors même que les entreprises en avaient impérativement besoin dans un contexte de concurrence accrue.
François Dupuy : Il faut remonter à l'après-guerre pour répondre à cette question. De la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années 80, les producteurs et les distributeurs dominaient les clients.
Les entreprises pratiquaient des prix élevés et les organisations étaient davantage destinées à protéger leurs membres qu’à servir leurs clients ! Dans le public comme dans le privé, les organisations étaient endogènes, tournées sur elles-mêmes et caractérisées par une organisation du travail segmentée et séquentielle. Ce mode de fonctionnement est très protecteur puisqu’il annihile complètement les situations de dépendance pour les salariés.
FD : Avec la mondialisation, la concurrence est devenue exacerbée – le client a eu le choix, le rapport de force s’est inversé. Le client, de surcroît, a exigé plus pour moins. Pour relever ce défi, la variable d’ajustement a été trouvée dans l’organisation du travail.
C’est à partir de ce moment-là que les entreprises ont essayé d’abandonner le travail en mode segmenté et séquentiel pour basculer vers des modes de fonctionnement plus horizontaux, caractérisés par des pratiques comme la coopération et le fonctionnement en mode projet.
Or la coopération est tout sauf naturelle. Elle est humainement coûteuse car elle induit des situations de dépendance qui provoquent de la souffrance.
FD : Avec plus ou moins de succès, les entreprises se sont engouffrées dans cette voie de la coopération avec, pour corollaire, l’abandon de la protection inhérente aux organisations en silos. On a donc déprotégé le travail en plaçant les acteurs dans des situations de travail beaucoup plus contraignantes qu’auparavant. Avec pour conséquence beaucoup de souffrance chez les salariés et les managers et un désengagement émotionnel du travail. Au moment où les entreprises étaient en concurrence les unes avec les autres, au moment où elles avaient besoin d’un engagement maximal des salariés, ceux-ci se sont au contraire… désengagés.
Les entreprises ont répondu à cette situation par de la coercition à travers une utilisation frénétique des outils de management (processus, systèmes de reporting, indicateurs de performance) destinés à contrôler l’activité des individus et la manière dont ils accomplissent celle-ci.
FD : Absolument pas. Les effets ont été contre-productifs puisque, face à l’inflation des règles et des normes parfois contradictoires, les individus n’ont d’autre choix que de trier entre ce qu’ils jugent utile et ce qui relève de l’accessoire. L’inflation des règles a donc renforcé la capacité de négociations des opérationnels, soit l’objectif inverse à celui poursuivi initialement.
Cette situation perdurait jusqu’à la crise sanitaire : la carence managériale était patente. Et si les organisations fonctionnent, c’est parce que les règles ne sont pas suivies. On l’a vu pendant la crise sanitaire : c’est l’encadrement de proximité qui a géré la crise non pas en suivant des règles devenues inapplicables, mais en pratiquant la désobéissance organisationnelle.
FD : La crise du Covid a été avant tout gérée par l’encadrement de proximité qui a très concrètement permis la continuation de l'activité. Ces fameux « sergents chefs », si décriés avant la crise, ont accompli une double mission : assurer la continuité de l’activité sur le terrain, d’une part, veiller au bien-être de leurs équipes, s’occuper des personnes considérées comme fragiles, d’autre part. Ces managers de proximité ont pu accomplir cela en pratiquant la désobéissance organisationnelle – ils se sont affranchis des procédures existantes, ont adapté les règles en fonction des nécessités du moment : certains ont même payé sur leurs deniers les équipements (masques, gel…) qui manquaient, en sachant pertinemment qu’ils ne seraient peut-être pas remboursés. Ils ont gagné leur bâton de Maréchal à la faveur de la crise sanitaire.
FD : Que cela soit en présentiel ou en distanciel, l’encadrement de proximité s’est rapproché des équipes sur deux thèmes : la confiance (les managers ont très tôt abandonné toute idée de contrôle de l’activité exercée à distance), l'autonomie et la solidarité. Ce qui est a priori étonnant compte tenu de l’état de défiance pré-Covid : reste maintenant à savoir si cette confiance perdurera.
Ce couple autonomie-confiance, qui jusque-là relevait du simple discours managérial, s’est trouvé concrétisé pour la première fois, rendant ainsi caduc le déluge bureaucratique qui a envahi les organisations.
Plusieurs questions se posent pour les années à venir : est ce que l’on continuera à faire confiance aux salariés et l’encadrement de proximité, même en présentiel ? Est-ce qu’on laissera vivre la désobéissance organisationnelle ? Et si oui, comment envisager la restructuration des Sièges sociaux, qui s’avérera inévitable ? Comment repositionner le management intermédiaire qui a perdu son rôle pendant les confinements ?
FD : Il me semble que nous sommes dans un moment propice avec la Crise de la Covid pour un retour des sciences sociales dans l’entreprise. Pour cela, il faut que les experts en sciences sociales adaptent leur discours pour les entreprises, et travaillent avec elles sans arrogance. On a besoin de comprendre ce qui se passe chez les salariés pour gérer cette crise. Les sciences sociales sont un outil de connaissance qui, si elles ne peuvent pas fournir de solutions immédiates peuvent permettre de comprendre les problèmes et donc dans un deuxième temps conduire à des solutions réalistes.
FD :Le défi pour les années à venir c’est le coup d’arrêt à l’inflation bureaucratique. Elle n’avait jamais été autant triomphante dans les entreprises qu’avant la crise sanitaire, et ce malgré les tentatives de faire autrement comme avec la méthode agile ou encore avec les essais d’holacratie qui n’ont abouti généralement qu’à la réinvention des process bureaucratiques. Et n’oublions pas que ce mouvement bureaucratique concerne le privé autant que le public. C’est le privé qui a rejoint le public dans ce mouvement de bureaucratisation, contrairement à une idée reçue.Il s’agit désormais de sortir du gouvernement par la règle et de passer au gouvernement par la confiance… sans que cela se traduise par de nouvelles règles.
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