Psychologue de formation, ancien titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam, Yves Clot fait partie des chercheurs qui comptent lorsque l'on aborde la question des risques psychosociaux. Selon lui, le mal-être au travail s'explique notamment par le fait que les individus estiment effectuer un travail de mauvaise qualité, sur lequel ils n'ont de surcroît pas prise. Pour Yves Clot, il est urgent de permettre aux individus au travail de donner leur point de sur ce qu'ils estiment être un travail bien fait.
Les entreprises, grandes et petites, sont nombreuses aujourd’hui à développer des actions en faveur de la « qualité de vie au travail » (QVT). Après la prévention du stress, puis de la souffrance au travail, puis encore des risques psychosociaux, notre époque est celle la QVT. Or, pour Yves Clot, la véritable question a trait à la qualité du travail, et non à la qualité de vie au travail. C’est grâce à un travail de qualité, grâce à un travail bien fait que le bien-être des individus au travail devient possible.
Cette qualité du travail ne profite d’ailleurs pas uniquement à ces derniers. En effet, lorsque le travail accompli n’est pas de bonne qualité, les produits et les services ne le sont pas davantage. Ce qui a des impacts sur la santé publique, la société, l’environnement. Chacun, travailleur ou non, pâtit donc lorsque le travail est dégradé. Quelques exemples en attestent.
Les hôpitaux, les personnels hospitaliers ont été mis à rude épreuve pendant le Covid. Cela n’a pas empêché un urgentiste d’affirmer « [qu’]on n’avait jamais aussi bien travaillé qu’à ce moment-là ». Pourquoi ce paradoxe entre travail très stressant, très intense, et sentiment d’un travail bien fait ? Parce que de nombreux soignants, tous métiers confondus, ont pu donner leur pleine mesure. Ils ont pu éprouver ce que l’on qualifie de conscience professionnelle. Et, parce qu’il fallait bien faire face, ils ont dû imaginer de nouvelles organisations du travail, revoir les circuits de décision… bref, rompre avec les modalités traditionnelles de la gestion qu’on leur avait imposé. La performance collective attendue revenait très clairement au premier plan et supposait une organisation du travail certes transgressive, mais efficace. Pendant le Covid, les soignants ont été dans l’efficacité de l’action ; « ils y sont arrivés ». Non seulement ils sont parvenus à des petits exploits quotidiens, mais, surtout, ils ont pu instruire ce que Yves Clot appelle « les conflits de critères » pour parvenir à l’organisation la plus efficace. Ce qui contribue à la santé au travail : lorsque l’on est à l’origine de ce qui nous arrive, notre santé, mentale et physique, s’en ressent.
Ces fameux conflits de critères font défaut dans de nombreuses organisations : la qualité du travail s’en trouve dégradée, ce qui des problèmes de santé publique. Prenons le cas de Volkswagen, prise la main dans le sac après avoir imposé à ses équipes de concevoir un moteur truqué : un moteur très polluant, mais qui passait les tests antipollution pour accéder au marché américain. La direction de la firme allemande a fait valoir un critère de délai : la conquête du marché américain à horizon 26 mois. Les ingénieurs savaient qu’ils ne pourraient pas trouver une solution technique dans un délai aussi court. D’où un conflit de critères, mais dont la résolution n’était pas instituée chez Volkswagen. Il n’a donc pas pu être résolu, et aucune solution satisfaisante n’a pu être trouvée à la requête de la direction. La seule solution possible était d’inventer un logiciel trompeur et de l’installer sur les véhicules. Malheureusement pour l’entreprise, le pot aux roses a été découvert et a débouché sur le désormais fameux dieselgate. Sa réputation en a pâti, les ventes ont chuté, l’entreprise a dû payer une très lourde amende. La perte s’est chiffrée à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Chez Volkswagen, on n’a pas fait le tour des questions, on n’a pas identifié tous les angles morts de l’activité des uns et des autres car on ne disposait pas d’un cadre institué pour en délibérer. Cette situation est fréquemment présente dans les grands scandales. Goodyear (scandale des « pneus qui éclatent ») ou Nestlé (scandale des eaux filtrées, toujours en cours) par exemple sont précisément dans ce cas : dans ces deux situations, les opérateurs qui assurent la production savaient que celle-ci posait problème, mais ils n’avaient aucune possibilité pour en discuter.
Pour Yves Clot, il est bon que des consommateurs, que des lanceurs d’alerte mettent en lumière des scandales. On peut aussi demander aux pouvoirs publics de contrôler davantage l’activité des agents économiques. Mais on pourrait miser sur les entreprises, en les incitant à agir via une approche endogène leur permettant de s’améliorer « de l’intérieur ». Le développement d’institutions professionnelles centrées sur la qualité du travail, la reconnaissance et l’institution de conflits de critères de ce qu’est le travail bien fait sont un instrument en faveur de la qualité de l’organisation, des produits et des services.
La manière dont le travail est réalisé, dont les objectifs sont fixés se fait toujours sur la base de critères qui, selon les individus, selon le métier que l’on exerce ou encore selon sa place dans l’entreprise ne sont pas les mêmes. Une direction par exemple sera tentée d’utiliser le critère du moindre coût, ou celui du moindre délai. Les salariés, eux, viseront plutôt la qualité du travail, donc du produit.
Dans l’absolu, tous ces critères se valent. Mais ils peuvent entrer en conflit les uns avec les autres. Outre un impact direct sur la performance de l’organisation, le fait qu’ils ne puissent pas résolus engendre souffrance, mal-être et moindre qualité. Pour Yves Clot, ces conflits ne doivent pas être mis sous le tapis. Bien au contraire, ils doivent pouvoir etre discutés, puis résolus, dans une logique consensuelle. Ce consensus ne peut être atteint si les conflits de critères ne sont pas discutés dans le cadre d’espaces institués, régis par des règles claires et connues par tous les acteurs. Les fameux espaces de discussion sur le travail, utilisés par certaines grandes entreprises, sont un exemple d’institution.
En fonctionnant de la sorte, on parvient à une « coopération conflictuelle » pour reprendre les termes d’Yves Clot : une coopération qui regarde les conflits sur la qualité du travail en face, et même qui s’appuie sur eux pour agir pour le bien de l’entreprise, pour le bien des individus.
Le travail mal fait peut avoir un impact sur la santé : le travail « ni fait, ni à faire », c’est le travail que les individus renoncent à faire. C’est un travail qui n’est pas réalisé, mais qui est très réel : ne pas avoir fait « ce qui est bien » est source de souffrances. C’est un travail ravalé, empêché, avorté : on ferme les yeux sur ce que l’on devrait faire, on renonce, pour des raisons très diverses. La santé physique et mentale est en danger à partir du moment où tout ce qu’on ne peut pas faire devient un problème, génère de la souffrance.
Ce qui précède n’est pas de l’ordre de la théorie : les études menées par la Dares montrent, année après année, une hausse inquiétante du nombre de personnes estimant ne pas effectuer un travail de qualité. Ils seraient plus de 50% aujourd’hui.
La santé peut être définie à partir des travaux de Georges Canguilhem : pour lui, être en bonne santé, c’est bien se porter. Bien se porter, c’est être en capacité de porter la responsabilité de ses actes ; c’est être en capacité de laisser son empreinte, sa signature – c’est laisser quelque chose en-dehors de soi ; c’est, enfin, être en capacité de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas autrement.
Quant à la fatigue, chacun sait qu’elle est multiforme : il y a la « bonne fatigue », fruit de l’effort et de l’action, lorsque le travail est une forme d’accomplissement. Il y a la « mauvaise fatigue », dont on ne se repose pas, voire qui nous réveille. Cette « mauvaise fatigue », c’est la fatigue de l’activité rentrée, du travail empêché, de ce qu’il aurait fallu faire ou de ce qu’il faudra refaire. A l’inverse, le travail bien fait est source de santé… et de performance. Le lien entre efficacité (à ne pas réduire à la simple efficience, l’efficacité va bien au-delà) et santé est manifeste. Le travail bien fait, c’est aussi le travail dans lequel on se reconnaît, dans lequel on est reconnu par ses pairs.
Les conflits de critères sont présents partout, et pas seulement entre la base et le sommet. Ils sont particulièrement présents entre les opérateurs, entre des individus qui font le même travail : car les critères du travail bien fait changent d’un individu à l’autre. Il y a donc de multiples conflits de critères au sein d’un même collectif.
Un collectif, c’est précisément une somme d’individus où ces conflits peuvent être dits et instruits. Un collectif, c’est un endroit où l’on peut s’autoriser à donner son avis sur le travail bien fait, sur son propre travail, et sur celui des autres.
C’est donc le cadre de tels collectifs que peut se mettre en place ce que l’on qualifie de coopération conflictuelle (encadré, ci-contre), une des clés, parmi d’autres, permettant de mettre en discussion le travail, au profit de la performance globale et de la santé des individus.
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