Il y a un peu moins de 15 ans, Alexandre des Isnards et Thomas Zuber publiaient L'open space m'a tuer (Hachette). Ce grand succès de librairie décrivait, sur le ton de l'humour, les dérives des nouvelles pratiques organisationnelles et managériales dont l'open space était le signe le plus visible. Cette année, c'est la généralisation des outils de travail à distance et du télétravail parmi les fonctions tertiaires qui a motivé l'écriture de La visio m'a tuer, publié chez Allary. Pour Alexandre des Isnards, nous vivons un moment historique : le travail hybride est devenu incontournable, aucun retour en arrière n'est possible. Ce qui a des bons... et des mauvais côtés.
Alexandre des Isnards : Tout est parti de l’observation du quotidien pendant la pandémie. Avec le télétravail imposé, les réunions en visio sont devenues omniprésentes, et j’ai vu à quel point elles modifiaient nos comportements, nos relations professionnelles et même nos vies personnelles. J’ai commencé à recueillir des témoignages de collègues, d’amis, et même d’inconnus. Ce qui m’a frappé, c’est la manière dont cet outil, censé simplifier nos échanges, révélait aussi nos contradictions personnelles et celles des entreprises. Ces situations, parfois drôles, parfois tragiques, m’ont donné envie de les explorer pour mieux comprendre ce qui se jouait derrière l’écran. Le livre est né de ce besoin de mettre en lumière ces transformations, avec une pointe d’ironie mais aussi une vraie réflexion sur notre rapport au travail et aux autres.
Alexandre des Isnards : Non, je ne pense pas. Ce mode de travail hybride est bien installé et il va falloir s'y faire. Même au bureau, on travaille en hybride. Je décris ainsi une scène - vraie - où une importante réunion a lieu en visio. Certains sont dans la salle de réunion réservée à cet effet, mais la plupart des participants sont à distance. Or ils ne le sont pas vraiment puisqu'ils ont préféré rester... dans leur bureau, à quelques mètres seulement de la salle de réunion ! Nous travaillons donc désormais ensemble, mais séparément car derrière des écrans. Le télétravail, ça veut dire être à distance, même physiquement proches. Il change totalement la façon de travailler.
Alexandre des Isnards : Non, mais elle est plus intériorisée. À distance, on ajuste son activité sans savoir d’où vient le regard. Par exemple, sur Teams, on peut être marqué comme « actif » ou « en réunion ». Paradoxalement, si on est concentré sur un document, on peut sembler inactif. Certains ressentent qu'on ne les voit pas travailler, et cherchent à compenser en intervenant sur les réseaux sociaux. Le télétravail a des avantages, comme moins de transport et une meilleure concentration, mais il engendre aussi une forme de surveillance internalisée.
Alexandre des Isnards : Oui, incontestablement. Les outils collaboratifs, souvent associés au télétravail, permettent de travailler de n'importe où. Mais cela soulève une question : dans ce cas, pourquoi aller au bureau ?
Le problème de cohésion est majeur aujourd’hui, d’autant que l’on ne sait jamais qui sera au bureau lorsqu’on y va. Or il faut des moments de cohésion pour créer un sentiment d’appartenance… Le télétravail a donc des effets contradictoires : ne pas se rendre au bureau tous les jours est plus confortable, pour des raisons très diverses. Mais nous perdons de nombreuses occasions de contact social, comme les déjeuners entre collègues. Avant, on se retrouvait naturellement, mais aujourd’hui, il faut s’organiser via des outils comme WhatsApp.
Alexandre des Isnards : Exactement. Le télétravail pose de nouvelles questions de management, notamment sur la coordination des équipes, l’émulation, la confiance que l'on en a en son chef ou ses collègues : sans interaction physique, le sentiment de confiance devient essentiel. Il faut une réflexion globale qui dépasse la simple organisation du travail.
Alexandre des Isnards : C'est un véritable dilemme en effet. Les talents, notamment dans un domaine comme l’informatique, exigent souvent du télétravail, et si l'entreprise ne répond pas à cette exigence, elle risque de les perdre. Dans la scénette que je décris, un alternant demande à travailler à distance un vendredi pour aller surfer, bien qu'il n'ait normalement pas ce droit. Son patron, qui a du mal à recruter un UX designer, hésite. Cette situation illustre le fait que la nouvelle génération remet en cause des tabous, comme le fait de travailler à domicile. Aujourd'hui, si un employé est efficace, pourquoi ne pas lui permettre de travailler dans des conditions qui lui conviennent ? Toutefois, l'émulation au sein de l'équipe, la cohésion dans le bureau restent des enjeux importants, et certaines entreprises ont du mal à s’adapter à ce changement.
Alexandre des Isnards : Oui, et il y a encore du travail ! La technologie derrière des outils comme Teams n’est pas neutre. Par exemple, la possibilité de répondre sur Teams par un simple "clap" ou le fait que WhatsApp informe les autres qu’on est en train d’écrire, tout cela introduit une forme d’intrusion. On se sent surveillé, on hésite à taper, on se demande si l'autre nous voit hésiter. Par ailleurs, on commence à mieux maîtriser certains aspects de la visio, comme l’arrière-plan ou l’utilisation de la caméra. Mais, malgré cela, il y a toujours des moments de malaise, comme au début de la réunion, où l’on se demande si l’on est entendu avant de dire "Bonjour". Ce n’est pas la même chose que de se retrouver physiquement avec des collègues.
Alexandre des Isnards : Oui, qui aurait cru cela il y a dix ans ? Aujourd'hui, un post LinkedIn sans emoji a moins de portée, il perd en visibilité. On écrit de plus en plus et, dans l'écriture, il devient essentiel de transmettre des émotions. Les emojis servent de raccourcis émotionnels, notamment pour adoucir nos propos. Par exemple, lorsqu'on demande à quelqu'un de faire quelque chose, on peut ajouter un emoji pour rendre la demande plus sympathique. Les emojis apportent aussi une légende à nos messages, car, par écrit, les malentendus sont plus fréquents. Cependant, l’usage des emojis n’est pas toujours clair : un simple pouce levé peut être perçu positivement, mais aussi de manière distante, comme une forme de "botter en touche". J’illustre cela dans une scène où quelqu’un attend un feedback après des mois de travail, mais où le seul retour qu’il reçoit est un simple "clap" sur Teams. Cela montre que, bien que l’intention soit positive, l’emoji peut laisser un goût de frustration.
Alexandre des Isnards : Oui, c’est un peu ça. Dans L'open space m'a tuer, j'avais déjà utilisé un glossaire pour dénoncer la violence du langage managérial dans les entreprises. Aujourd'hui, ces termes font partie de notre quotidien. Par exemple, le mot "onboarding" est omniprésent dans les ressources humaines. Quand mon père a lu mon premier livre, il a tout compris, mais le glossaire était essentiel pour lui, car ces mots étaient étrangers à son monde. Aujourd'hui, je n'ai pas l'impression d’être révolutionnaire en utilisant ces termes. C’est simplement que ces mots font partie intégrante du vocabulaire des entreprises modernes.
Alexandre des Isnards : Oui, incontestablement. Quand j'étais enfant, mon père partait travailler le matin, et quand je lui demandais où il allait, il me répondait "je vais gagner ma croûte". Pour moi, c’était un mystère. Aujourd’hui, les enfants voient leurs parents travailler, ils savent ce que ça implique, ils les voient derrière un ordinateur, ce qui était impensable avant. Cela soulève évidemment des questions sur les frontières entre vie privée et vie professionnelle. Par exemple, quand on voit son conjoint ou sa conjointe en télétravail, on découvre parfois une facette de leur personnalité qu'on ignorait. Cela peut poser problème, car on n’avait peut-être pas envie de connaître cette "version" du conjoint qui travaille, avec ses manières de s’exprimer ou de gérer son travail. Dans l'exemple que je cite dans mon livre, la compagne du personnage principal, qui est professeure, est interrompue par son conjoint qui passe derrière elle en pleine visio, et cela perturbe son cours - or elle, elle connaît les contraintes de la visio et n'aurait jamais fait cela.
Lorsqu'on est seul chez soi, c’est pareil : lors d’une visio, un enfant peut apparaître derrière un collègue, on peut dévoiler son intérieur si l'on n'utilise pas d'arrière-plan. Le travail à domicile modifie la manière dont on perçoit les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle. Quand on prend une pause chez soi, ce n’est pas la même chose que quand on prend une pause au bureau. Au bureau, on va peut-être faire une pause-café, fumer une cigarette, se promener dans le jardin de l'entreprise. Mais chez soi, on est confronté à son espace privé, ce qui crée un rapport différent à la pause. Ce sont des questions nouvelles et intéressantes à aborder.
Alexandre des Isnards
La visio m'a tuer
Allary Editions
2024
288 pages
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