Que faut-il montrer, que faut-il cacher ? En entreprise, mais aussi en famille, cette question est au centre des émotions que nous ressentons. Pour Aurélie Jeantet, maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, les entreprises ont tout intérêt à autoriser leur expression compte tenu du coût psychique énorme d’une émotion tue. Des émotions qui doivent être reconnues dans leur subtilité, dans leur infinie diversité et, aussi, dans leur ambivalence.
Les émotions ne sont un objet ni simple, ni frais. Nous sommes en effet encombrés de représentations sociales extrêmement fortes. Elles nous empêchent de penser les émotions dans leur potentialité, leur complexité et leur valeur.
Première de ces représentations : l’opposition censée exister entre raison et émotions. Là où l’une serait acceptée, l’autre serait interdite. Ainsi de la sphère professionnelle qui est du registre de la raison, la sphère domestique relevant du registre des émotions. De la même manière, ce qui est culturel serait rationnel, ce qui est naturel serait émotionnel. Ce qui est jugé éduqué, civilisé, noble se rattache au rationnel. A l’inverse, ce qui est jugé populaire, grossier ou sauvage se rattache à l’émotionnel.
Cette dichotomie est source de stéréotypes. Aux hommes le rationnel par exemple, aux femmes l’affectif, le soin – bref, l’émotionnel. Des émotions qui, selon la croyance populaire, dominent son sujet. Les catégories de personnes qui y sont associées – femmes, enfants.... – sont donc assimilées à des catégories « inférieures ». Ce « grand partage » pour reprendre les termes de Foucault entre raison et émotions – et partant, entre les hommes et les femmes, entre les élites et le peuple, entre ceux qui sont cultivés et ceux qui ne le sont pas… - a une fonction essentielle : il permet d’ordonner la société.
Une dichotomie qui encombre donc notre manière de pensée, qu’on le veuille ou non. Le monde et les individus doivent parvenir à contrôler leurs émotions, d’autant, selon une croyance très répandue, qu’ils sont capables de le faire. Chacun est censé avoir les compétences permettant de séparer les bonnes des mauvaises et de refréner ces dernières.
Là également, hommes et femmes ne sont pas soumis au même régime. Les femmes seraient plus enclines à laisser parler leurs émotions et à écouter celles des autres. Les hommes, censés être plus rationnels, seraient davantage orientés vers l’action. Dans la mesure où ces normes sociales sont extrêmement fortes, elles sont intériorisées, inconscientes. De fait, les femmes et les hommes expriment et vivent leurs émotions selon ce schéma.
Pour beaucoup, elles seraient du ressort de l’intime. Elles seraient attachées à chacun. Mais cette définition n’est pas exacte, les émotions nous reliant à ce qu’il se passe autour de nous. En effet, elles sont un objet social et culturel. Elles changent selon les pays ou les cultures. Certaines émotions ressenties en Inde ou au Japon sont incompréhensibles pour les Occidentaux que nous sommes. Par ailleurs, diffèrent selon les époques. Au Moyen-Age, une princesse ou un paysan ressentait des émotions que nous ne pourrions plus comprendre aujourd’hui. Et l’on sait aussi que selon le sexe, l’âge, les groupes sociaux, elles ne sont pas identiques.
Maurice Merleau-Ponty disait que « l’émotion n’est pas un fait psychique et interne, mais une variation de nos rapports avec autrui et le monde lisible dans notre attitude corporelle ». Cette phrase montre bien combien les émotion sont tout sauf individuelles. Elles ne restent pas à l’intérieur de nous, elles évoluent en fonction du monde qui nous entoure. Si l’on est sourd aux émotions, on appréhende incorrectement l’environnement et les autres. On prend donc des décisions qui ne sont pas pertinentes.
Si les émotions sont sociales, elles sont aussi individuelles. Eles appartiennent aux personnes qui les ressentent, elles produisent un effet sur elles.
Quel est leur destin, quelle est leur place dans les entreprises ? Qu’en fait-on ? Là également, nous sommes « encombrés », car nous ne savons pas quoi faire de nos émotions lorsque nous sommes au travail.
Pendant longtemps, elles ont été proscrites du monde du travail et reléguées à la sphère domestique. Dans les usines en particulier, on a très tôt agi pour les bannir. Par exemple en interdisant aux ouvriers de parler.
Or celles-ci ne restent pas à la porte des entreprises, bien au contraire ! Elles se heurtent au réel, y résistent et s’expriment parfois dans la sphère professionnelle, mais de manière différente selon les milieux. Lorsque l’on est un policier, il est parfaitement admis que l’on exprime ses émotions face à la mort. Chez les médecins en revanche, cette expression n’a pas lieu d’être. A l’inverse, le médecin peut exprimer sa peur. Mais un policier ne pourra pas le faire.
Cette permission accordée à l’expression de certaines émotions au travail est à mettre au crédit du secteur des services. Celui-ci regroupe en effet de nombreux métiers où elles sont inévitablement présentes. Certains sociologues, Arlie R. Hochschild en tête, parlent même de « travail émotionnel ».
Sociologue de la famille et du travail, Arlie R. Hochschild a forgé le concept de « travail émotionnel ». Il vise à décrire comment les individus gèrent leurs émotions, dans vie quotidienne et dans le travail, afin de les mettre en adéquation avec les attentes sociales. Selon elle, les émotions et les sentiments sont gouvernés par des conventions et des règles sociales. Ce sontdes «signaux» de notre point de vue sur le monde et ses attentes.
Dans Le prix des sentiments (1983), Arlie R. Hochschild commence par analyser le travail émotionnel à l’œuvre dans la sphère privée. Dans ces situations, les interactions avec notre entourage et nos rôles sociaux nous poussent à suivre des « règles de sentiments ». Etre joyeux à une fête ou triste à un enterrement par exemple. Elle interprète cet effort de mise en conformité du sentiment comme un geste d’hommage. C'est une marque de respect envers l’autre, qui prend place dans un système d’échange de dons émotionnels.
Arlie R. Hochschild se focalise ensuite sur le travail émotionnel qui est au cœur de certains métiers (« emotional labor »). Dans ces métiers, le salarié est au contact d’un public. Il se doit d’exprimer, de manière sincère, certaines émotions face aux clients et d’en refréner d’autres. Il doitproduire un état émotionnel chez le destinataire du service. L’hôtesse de l’air doit être souriante et accueillante. Elle et réprimer sa colère, son indifférence ou son inquiétude. A l’inverse, l’agent de recouvrement, pour susciter la crainte des débiteurs, doit se montrer méfiant.
Ce travail émotionnel est un véritable « jeu en profondeur ». Il s’agit de modifier l’état émotionnel des employés pour qu’ils ressentent véritablement quelque chose.
On parle beaucoup de la place des émotions au travail aujourd’hui. Une partie de la littérature managériale affirme que les individus doivent pouvoir s’exprimer au travail. Il en irait de leur bien-être. Les entreprises en ont pris conscience, ont « récupéré » cette revendication en promettant un travail source d’épanouissement. Les émotions sont ainsi mobilisées au travail pour motiver, fidéliser, engager. Les discours d’entreprise qui mentionnent la passion, l’esprit d’équipe, l’audace… sont légion.
Face à ce discours très Corporate, la réalité est fort différente. Encore aujourd’hui, les entreprises, les collectifs de travail ne sont pas prêts à accepter les émotions. Et les individus sont nombreux à ne pas être prêts à exprimer les leurs. Trois causes expliquent cela.
Les émotions ont ceci de particulier qu’elles sont imprévisibles. Par ailleurs, elles nous échappent. De fait, on ne peut pas opérer un tri entre elles. Si l’on s’offre la possibilité d’être touché négativement, on s’offre aussi la possibilité de ressentir des émotions très positives. Pouvoir exprimer toutes ses émotions est donc inévitable, et nécessaire . Cela permet d’éviter les situations de souffrance pathologique. Il y a donc un enjeu sanitaire. Autoriser l’expression des émotions permet probablement d’éviter des maladies potentiellement graves. Certaines entreprises en sont conscientes et autorisent les émotions à travers des dispositifs très simples . Par exemple en permettant à chacun, en début de réunion ou de semaine, de donner sa « météo personnelle ». Suis-je stressé, reposé ?... Chacun dit quelque chose de son état. Cela permet ensuite à chacun de prendre en compte les émotions des autres dans sa manière de s’exprimer, de présenter les problèmes. Cela permet aussi de s’enquérir du moral de ses collègues une fois la réunion terminée.
Il faut donc redonner toute leur place aux émotions dans leur extrême diversité. Il faut aussi les reconnaître dans leur subtilité, leur complexité et leur ambivalence. Car on peut être triste et heureux en même temps. Il faut aussi reconnaître que les émotions sont plastiques, changeantes.Une personne n’est donc jamais tout le temps heureuse ou tout le temps énervée…
Laisser parler ses émotions au travail s’apprend. Il existe des formations pour cela, en recourant au théâtre par exemple. Cela permet souvent de faire sauter des verrous, de libérer des émotions. Ce qui a un effet libérateur pour tout le monde. Cela ne va pas de soi chez les managers, chez ceux qui sont en responsabilité. Ce qui est dommage, car ils ont beaucoup à y gagner pour leur propre image, la fidélité et l’engagement de leurs collaborateurs.
Le déni des émotions peut même être considéré comme une forme de maltraitance organisationnelle. La situation change néanmoins . Les émotions sont mieux acceptées depuis le Covid. Et aussi en raison de la crise climatique qui nous fait progressivement prendre conscience de notre vulnérabilité.
La libération émotionnelle est-elle possible à distance, tout particulièrement lorsqu’un virus court les rues ? Des situations aussi difficiles ne facilitent pas l’expression des émotions, car il faut être fort pour tenir – ou donner l’impression que l’on tient. A l’inverse, le fait de voir les enfants passer derrière l’écran de son collègue, le fait d’avouer que l’on travaille dans sa chambre, faire rire parce qu’un plat est en train de brûler pendant la visio… contribuent à l’expression des émotions au travail en période de confinement. A distance, on peut faire passer des émotions : nous le faisons d’ores et déjà avec le téléphone auquel nous sommes parfaitement habitués. Il n’y a donc aucune raison qu’elles ne puissent pas s’exprimer avec des outils plus récents, la visioconférence en particulier.
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