Directeur du département Analyse et Prévision de l'OFCE, Eric Heyer est un des principaux spécialistes de l'évolution du marché du travail français. Il revient pour nous sur quelques-uns des grands phénomènes constatés ces dernières années sur ce champ, à commencer par la pénurie de candidats et de compétences. Pénurie réelle... mais dont les causes ne sont pas celles que l'on croit.
Les médias, dans la période post-Covid, se sont fait l’écho d’une rumeur persistante : déçus par les entreprises classiques, aspirant à « autre chose », les salariés démissionneraient en masse. De leur côté, les entreprises étaient nombreuses à dire leurs difficultés à recruter : manque de compétences sur le marché, prétentions salariales délirantes, concurrence très forte entre les entreprises pour attirer les meilleurs… seraient devenus le quotidien des recruteurs. Encore aujourd’hui, la moitié des chefs d’entreprise avouent rencontrer encore des difficultés de recrutement.
Dans tous les pays, la crise sanitaire a généré des tensions sur le marché. Si elles sont réelles en France, elles sont encore plus fortes à l’étranger : aux USA, en Italie, en Allemagne notamment. Il n’y a donc aucune spécificité française.
L’explication, selon les économistes, viendrait d’une « Grande Démission » : les salariés seraient partis et ne seraient jamais revenus. Et le taux d’emploi d’après-crise, aux USA en Italie et au Royaume-Uni, est effectivement en baisse. Mais ce n’est pas le cas en France. Se demander « où sont les salariés ? » n’est pas la bonne question. Il n’y a pas de « Grande Démission » en France – il n’y en a pas non plus en Allemagne.
La « Grande Démission » est donc plutôt une « Grande Rotation » : on démissionne beaucoup, mais on retrouve un emploi. Pourquoi démissionne-t-on ? Pour améliorer ses conditions de travail en priorité, mais pas seulement : on cherche aussi un meilleur salaire et, dans une moindre mesure, on cherche à changer de métier. Fait notable : les salariés disent plutôt vouloir travailler plus – ils ne changent pas de poste ou de métier pour travailler moins, au contraire !
Les difficultés de recrutement ne s’expliquent pas davantage par une exception française en termes de croissance. En définitive, la crise du recrutement s’explique parce que l’on a… beaucoup embauché auparavant, alors même que la croissance n’avait pas augmenté outre-mesure.
Pire : compte tenu des gains de productivité (0,9%/an), les entreprises auraient dû licencier. Or elles ont fait l’inverse, elles ont recruté… De manière brutale, on pourrait dire que nous avons 1,3 million de salariés de trop en France. Le salarié français est, d’un point de vue purement arithmétique, moins productif qu’auparavant : - 4,4% par rapport à 2019.
D’habitude, les salaires progressent plus vite que l’inflation, les gains de productivité sont redistribués sous forme de salaire réel. Or depuis la crise énergétique, les salaires ont progressé moins vite que les prix – l’écart est de 4,5% environ et vient gommer la perte de productivité de 4,4%, précédemment évoquée. Dans le même temps, les taux de marge sont restés stables : les chefs d’entreprise ont donc trouvé une issue en augmentant les salaires, mais moins rapidement que les prix, afin d’effacer la baisse de la productivité française.
Ceci n’explique pas pourquoi les entreprises ont été prises d’une boulimie d’emplois, conduisant à une chute de la productivité. Celle- ci s’explique par :
Ces quatre phénomènes expliquent l’essentiel de la hausse du nombre d’emplois, de l’ordre de 1,3 million depuis la crise sanitaire, donc la chute de productivité. Tout n’est pas affaire de chiffres : les chefs d’entreprise sont nombreux à dire que, arithmétiquement parlant, ils auraient dû licencier, mais ils ne l’ont pas fait étant persuadés que leur marché allait repartir.
Cette courbe offre une représentation visuelle de l’évolution du revenu moyen dans différentes tranches de la distribution mondiale des revenus entre 1988 et 2008, englobant 120 pays. Elle examine ainsi la redistribution du revenu à l’échelle mondiale sur une période d’environ deux décennies. Cette analyse comparative à l’échelle planétaire montre que les revenus des populations de chaque pays sont de plus en plus influencés par les transformations économiques résultant de la mondialisation. Par conséquent, cette courbe se révèle précieuse pour aborder des sujets relatifs aux inégalités ou pour examiner la question des gagnants et des perdants de la mondialisation.
Les gagnants appartiennent à deux groupes distincts :
Les pouvoirs publics affirment que les ménages se sont enrichis, ce qui est vrai en masse. Mais ce n’est pas le cas de tous les ménages… Plus précisément, le pouvoir d’achat, d’un point de vue macro, est stable. Les plus modestes ont bénéficié de mesure de compensation de l’inflation. Les plus riches ont vu leurs revenus et leur patrimoine progresser. Mais les classes moyennes, soit la moitié de la population, ont vu leur pouvoir d’achat baisser. Ce sont les vrais perdants de la période agitée que nous avons connue.
Il semble que, d’un point de vue purement économique, le déclassement des classes moyennes soit devenue réalité. Les prévisions faites par Branko Milanovic en 2013 se vérifient. Sa fameuse « courbe de l’éléphant » (ci-dessus) existe désormais : tout le monde n’est pas sorti gagnant de la mondialisation. Lles plus riches en ont profité ; parmi les plus pauvres, certains en ont profité également – mais pas tous. Une classe moyenne est apparue dans plusieurs pays émergents. Et certains ont beaucoup perdu : les classes moyennes inférieures des économies développées, distancées par les plus riches, rattrapées par les plus modestes.
La désindustrialisation, qui a détruit des emplois qualifiés au profit d’emplois moins qualifiés, est une des principales explications de ce phénomène. Ceux qui ont perdu leur emploi sont désormais au chômage, ou ont retrouvé un emploi moins bien rémunéré, souvent plus pénible – la plupart sont dans les services.
La crise de la valeur travail est manifeste et n’est pas liée uniquement au déclassement. Mais cette crise ne se situe pas où on le croit. Les enquêtes sociologiques montrent que la valeur travail est supérieure en France que dans les autres pays. Même pour les chômeurs, même pour les retraités, la valeur travail arrive souvent en tête. Dans le même temps, les Français jugent, beaucoup plus que les autres, que leur travail n’est absolument pas épanouissant. Absence de voix au chapitre, travail effectué dans l’urgence, manque de reconnaissance, travail sur le temps libre… La France est en queue de classement, les Français jugeant même le travail parfois insupportable. Ne nous étonnons pas de leur réaction lorsqu’on leur impose de travailler deux ans de plus !
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