Agrégée de philosophie, philosophe du travail, autrice de Travailler moins pour vivre mieux (Dunod, 2021), Céline Marty propose de réinterroger le rapport que nous entretenons avec le travail alors que celui-ci et les attentes que nous formulons à son endroit changent. Il est urgent, selon elle, d'admettre que nous entretenons tous un rapport singulier au travail.
Nos représentations du travail, notre rapport à celui-ci ont toujours une histoire. La manière dont nous avons été éduqués, les expériences professionnelles de nos parents jouent naturellement un rôle majeur dans le façonnement de nos attentes vis-à-vis du travail. Sans oublier évidemment le rôle de l’école.
Pour certains, le travail est un accomplissement ; pour d'autres, c'est une forme d'asservissement. Le rapport au travail peut donc être singulièrement différent d’un individu à l’autre. Cette dimension subjective est souvent un impensé dans le monde du travail et, de fait, ne dispose pas d’espaces pour s’exprimer. Pourtant, il faut savoir articuler désirs et attentes individuels au sein d’un collectif hétérogène. Les organisations doivent donc gérer des collectifs forcément pluriels, et forcément changeants : nos attentes vis-à-vis du travail se modifient bien évidemment au cours d’une vie. Les organisations ont donc, en continu, à gérer un paradoxe : parvenir à tenir un projet collectif avec des attentes personnelles hétérogènes et mouvantes, tout en devant composer avec leur propre évolution.
Toutes ces changements, au niveau des individus ou des organisations, ne sont pas toujours prévisibles – le Covid en est la meilleure illustration. Or l’organisation du travail et les travailleurs ont besoin de stabilité : apprendre à gérer l’imprévu est impératif.
Autre paramètre de l’équation : les individus n’expriment pas toujours leurs besoins, leurs attentes, leurs déceptions. David Graeber, « père » du concept des bullshit jobs, a bien montré que les individus étaient nombreux à ne pas oser dire à leurs collègues qu’ils trouvaient leur job inutile en ce sens où le fait de l’arrêter n’aurait strictement aucune conséquence. Pourtant, ils en sont persuadés. Pourquoi un tel non-dit alors que le phénomène semble massif selon Graeber ?
Tout simplement parce que les personnes concernées ont peur d’apparaître inutiles, cyniques – bref, d’être des parasites. Dès les années 60, le sociologue Erving Goffman avait déjà montré que, lorsque nous sommes en interaction avec autrui, nous sommes en représentation. Chacun se met en scène, chacun joue un rôle, chacun n’exprime pas complètement ses pensées. La vie de tous les jours est concernée au premier chef, mais le travail l’est également. Là comme ailleurs, nous portons un masque et exprimer ce qu’on nous pensons intimement est toujours difficile, souvent impossible. Il est d’autant plus difficile de le faire face à un collègue qui a du pouvoir sur notre carrière.
Il faut donc se demander comment organiser l’expression de ces affects sans conséquences négatives pour le travailleur, qu’il s’agisse d’une sanction directe ou d’une sanction indirecte. Et ce, dans quel espace neutre ? Il faut également se demander comment organiser le travail, la rémunération et l’avancement de carrière sur d’autres critères que le dévouement moral et la fidélité à l’organisation ? Enfin, comment éviter que cela n’influe sur le jugement et l’évaluation du travailleur ?
Cette éthique du pluralisme est une voie pour répondre aux questions listées ci-dessus ; un pluralisme qui peut être vu comme un idéal éthique du travail.
Il consiste à faire coexister une pluralité de rapports au travail, en supposant que tous se valent – c’est donc, au fond, une pluralité de valeurs qui est proposée. L’enjeu du pluralisme, c’est en effet de considérer que tout rapport au travail est légitime, qu’aucun rapport au travail n’est intrinsèquement meilleur que les autres : chacun est contingent, issu d’une histoire personnelle sur laquelle on a peu de prise.
Par ailleurs, certains comportements peuvent être plus ou moins bénéfiques à l’organisation du travail, mais ils peuvent évoluer et ne sont pas intrinsèquement bons. L’enjeu du pluralisme, c’est donc d’éviter les jugements moraux au travail.
En adoptant cette approche, on comprend que le travail ne peut pas être évalué moralement : on peut juger le travail, les résultats atteints, mais on ne peut pas juger la personne. Il faut donc distinguer compétences et qualité morales. Autre conséquence, nous ne pouvons pas exiger des travailleurs de trouver sens et bonheur dans ce qu’ils font. Le sens et le bonheur sont des notions subjectives qui touchent à l’affect : on ne peut pas les transformer, les forcer par décret. On ne change pas les individus à leur place !
Dès lors, comment appliquer ce pluralisme en désubjectivisant notre rapport au travail ? On peut tout d’abord revenir aux tâches, à la fiche de poste, aux compétences métier (hard skills), et ne plus juger les individus sur leurs attitudes (soft skills). En outre, réinstaurer un rapport instrumental et pragmatique aux tâches permet aussi de gommer, au moins pour partie, les attitudes faites pour les apparences (montrer son dévouement, sa disponibilité…) aux conséquences potentiellement dévastatrices : pensons au présentéisme, aux mails parapluie rédigés pour se protéger d’une éventuelle sanction… qui coûtent en énergie et en santé.
Par ailleurs, pour respecter une forme de pluralisme au travail, il faut interroger les normes de l’urgence, de la disponibilité permanente et du dévouement individuel. Surtout, il faut rendre possible une pluralité des formes de travail : temps partiels, congés, annualisation du temps de travail, semaine de (ou en) 4 jours… Les dispositifs existent déjà, même si toutes les entreprises ne sont pas prêtes à laisser leurs collaborateurs moduler leur temps et leur charge de travail.
Autre enjeu, créer un climat tolérant sur la pluralité des rapports au travail. Adapter les normes, les pratiques et les exigences aux situations les plus difficiles (mère célibataire, aidant) serait le bienvenu… alors que l’organisation du travail a été pensée par et pour les hommes. Les femmes ont dû s’y adapter – peut-être est-il temps de revoir l’organisation du travail pour que celle-ci ne soit pas un frein pour telle ou telle catégorie de la population.
Par ailleurs, peut-être est-il temps d'évaluer et de rémunérer les individus selon les postes et des grilles collectives pour éviter l’arbitraire du jugement individuel à l’instant « t », ou l’arbitraire de l’entretien individuel. Certaines entreprises ont d’ailleurs mis fin aux primes et aux bonus individuels, et s’en félicitent : la collaboration est meilleure, les conflits ont baissé car les collaborateurs ne se comparent plus, ne s’envient plus.
Déconstruire le reporting et les process est susceptible, aussi, de permettre la confiance et l’informel au sein des organisations. Un informel que nous avons beaucoup perdu avec le télétravail, comme les imprévus pour lesquels nous n’avons plus de temps.
Dernière valeur à intégrer dans les enjeux du pluralisme : l’adaptation du travail à la problématique écologique, par-delà évidemment la RSE et la marque employeur. En effet, ce n’est pas avec des gourdes offertes aux collaborateurs et des ruches installés sur le toit que l’on procède à cette adaptation !
Cette problématique écologique rejoint directement la question du sens au travail dont on sait qu’il est à la peine dans les sociétés occidentales. Rien d’étonnant à cela, dans la mesure où nos missions et la mission de l’entreprise ne sont pas toujours conformes à notre éthique et nos valeurs. Pouvoir en parler constitue un premier pas. Car pouvoir exprimer les contradictions que l’on constate, pouvoir exprimer ses valeurs est essentiel pour être engagé. Pour trouver du sens au travail, il faut se savoir écouté, se savoir pris en considération. Une des modalités pour peser sur cette stratégie, c’est peut-être changer la gouvernance (en décentralisant la prise de décision, en instaurant la démocratie au travail), voire changer le contenu de l’activité elle-même.
Enfin, on peut se demander comment l’idéal de sobriété peut être appliqué au travail où, malheureusement, il reste un impensé. Minimiser la consommation des ressources, réduire l’impact de l’activité de l’entreprise sur la nature… devrait pouvoir être pensé au travail : il y a probablement là un des vecteurs permettant de redonner du sens au travail.
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