Professeur de philosophie à l’Université catholique de Lyon, Emmanuel Gabellieri est un des grands spécialistes français de la philosophe Simone Weil. Celle-ci a, entre autres choses, écrit des textes importants sur la question de la philosophie du travail et du sens au travail. Des écrits précieux alors que la "valeur travail" semble plus que jamais en crise et que les pouvoirs publics s'apprêtent à lancer un chantier pour un "nouveau pacte de la vie au travail".
Au vu de la formule si souvent entendue lors des manifestations contre la réforme des retraites (« on va voler deux ans de vie aux Français »), force est de constater que le travail est perçu comme une négation de la vie. Nous en restons à une vision antique du travail. Celui-ci rime, a minima, avec aliénation. Sa dimension intrinsèquement humaine est occultée.
Avec la Révolution Industrielle, le travail est devenu un objet fonctionnel, impersonnel, quantifiable. C’est le cas dans la pensée capitaliste comme dans la pensée marxiste. De fait, le travail a perdu sa réalité subjective. Il n’est alors pas étonnant que lorsque nous pensons au travail, nous confondons celui-ci avec le temps de travail. Celui-ci est objectif, mesurable, et, de fait, aliénant toute forme de subjectivité. Simone Weil s’opposait autant au communisme et au capitalisme pour cette raison. Pour elle, la valeur et le sens du travail allaient bien au-delà du temps que l’on y consacre.
A l’instar de Pierre-Yves Gomez, professeur à emlyon Business School, on considère aujourd’hui volontiers en sciences de gestion que le travail peut être objectif (les biens et services produits), subjectif (ce que le travailleur donne de lui qui va lui permettre de se contempler dans celui-ci) et collectif (ce que les individus produisent ensemble). C’est surtout lorsque le travail subjectif et le travail collectif sont mis à mal, que le « sens » l’est également. Et lorsque le travail objectif lui-même se réduit à un simple temps de production, sans que la finalité sociale du travail soit (re)connue, le sens disparaît (presque) totalement. Il est donc nécessaire d’articuler travail objectif et subjectif. En la matière, Simone Weil propose quelques clés.
Philosophe française (1909-1943), Simone Weil est issue d'un milieu juif agnostique. Elle se convertit au catholicisme en 1936. Pacifiste, proche des marxistes antistaliniens, opposante au nazisme, elle s'engage en 1942 aux côtés de la Résistance à Londres.
Simone Weil est l'une des rares philosophes à avoir tenté de comprendre le travail par l'expérience concrète de celui-ci. La question du sens au travail et la dignité des travailleurs font partie de ses principaux thèmes de recherche. Ouvrière sur presse chez Alsthom, fraiseuse chez Renault, travailleuse à la chaîne dans des forges, elle a tiré de ces expériences un livre, La condition ouvrière, paru après sa mort en 1951.
Pour Simone Weil, le travail est lié à la condition humaine. Il faut travailler pour vivre et satisfaire les besoins humains. Mais le travail concret est toujours une synthèse de la nécessité et de la liberté. Un travail authentique, c’est un travail qui fait l’expérience de la liberté. Il transforme notre rapport aux nécessités du monde et à la créativité. C’est une unité entre « pensée », « action » et « contemplation ». Hannah Arendt opposait ces trois items, la philosophe allemande considérant qu’elles était irréconciliables. Pour Simone Weil, c’est l’inverse. Ces trois dimensions pouvant être liées car « l’homme vit en pensant, en contemplant et en agissant ». Et parce que « travail et contemplation sont les deux pôles de la pensée ».
C’est pourquoi le travail humain est toujours une constante articulation entre moyens et fin. Cette fin dépasse toujours les moyens mis en œuvre. L’épanouissement personnel en particulier ne se résume pas à ces derniers. « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait - mais si possible qu’il en perçoive l’usage – qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation » dit Simone Weil. Celle-ci pose par ailleurs que tout travail doit être la résultante d’une coordination entre pensée et action. Dit autrement, les hommes ne peuvent pas être exclusivement des exécutants.
Le travail doit être une révélation de l’intelligibilité de la matière (quelle qu’elle soit, pour un sociologue, c’est la société) sur laquelle on travaille. Dans tout travail, il doit y avoir une révélation du réel sur lequel l’individu travaille. Ce qui doit donner naissance à un « émerveillement ». « On éprouve avec tout son être que le monde existe et que l’on est au monde » nous dit Simone Weil.
C’est pourquoi, par exemple, elle voulait rompre avec l’opposition entre travail « manuel » et travail « intellectuel », qui laisse penser que tout travail n’impliquerait pas à la fois le corps (la fatigue) et l’esprit (raison, inspiration etc.).Le travail authentique devrait ainsi pouvoir, en s’unissant à la réalité du monde, unifier toutes les facultés du sujet. Il est puissance de synthèse entre l’homme et la nature comme de l’homme avec lui-même.
C’est sans doute la revendication la plus forte chez Simone Weil dans les années 30 après avoir constaté, en travaillant à la chaîne, qu’il était devenu impossible d’échanger et de travailler étroitement avec ses pairs. Vivre le travail comme une action collective et de solidarité mutuelle est au cœur de La condition ouvrière. Pour la philosophe, « le travail étend l’humanité jusqu’au niveau des besoins (…) car le travail n’est pas seulement « échange de produits » par rapport au système des besoins, mais d’abord « collaboration des producteurs, dans le service mutuel de l’humanité ». Sur cette question, la pensée de Simone Weil est radicale : travailler, si cela a du sens, c’est donner à tous les autres, à la société, pour recevoir en retour. Elle n’hésite pas à dire en effet que « l’homme donne son sang, sa chair à l’homme sous forme de travail. L’homme se donne à l’homme en tant que travail ».
Lorsque l’on estime ne pas être en capacité de bien faire son travail, c’est souvent lorsque ce don est empêché. Ceci, à la suite de Simone Weil, est désormais bien connu : par exemple dans les travaux de psychosociologie du travail et du management.
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