Alors que le télétravail est désormais bien installé et que le flex office s'étend de plus en plus, la question du rapport que les individus entretiennent avec le bureau est particulièrement d'actualité. Pour Delphine Minchella, enseignante-chercheure à EM Normandie et spécialiste des problématiques d'aménagement des espaces de travail, les entreprises auraient tort de réduire ceux-ci à de simples actifs qu'il faut rentabiliser : reflet de la culture d'entreprise, reflet de l'importance que notre employeur nous accorde, la dimension symbolique du bureau reste extrêmement forte. Associer les utilisateurs aux futurs aménagements est donc indispensable, et pas seulement pour identifier les usages qui en seront faits.
Delphine Minchella a récemment assuré l'animation scientifique d'un groupe de travail de l'Anvie sur cette question.
En règle générale, les entreprises commencent à s’intéresser à leur espace organisationnel quand elles envisagent de le reconfigurer ou de déménager leur Siège. Pourtant, l’espace attribué au travail constitue la matérialisation du contrat de travail et concerne donc tous les collaborateurs.
L’espace ne peut jamais être résumé à sa matérialité, puisqu’il comporte des dimensions symboliques et culturelles, dites « idéelle ». Et bien sûr, l'emplacement des services, des bureaux... détermine en partie l’organisation et le déroulement du travail. Prendre en compte l’ensemble de ces dimensions permet d’éviter le piège d’un diagnostic erroné qui déboucheraient sur une insatisfaction des usagers et de nombreux coûts cachés. Aménager un espace de travail, ce n'est pas uniquement raisonner selon le ratio mètre carré/collaborateur.
Les différents types de bureau ont un impact direct sur la marque employeur. S’ils sont un levier d’attractivité, les études montrent aussi qu’ils sont corrélés à l’intention de démissionner dans les 12 prochains mois. Ainsi, une prise en compte purement financière d’un projet de changement de l’espace organisationnel risquerait d’occulter ce volet et les coûts engendrés.
Le pouvoir hiérarchique se lit dans l’espace à travers le phénomène de privilège spatial, visible en continu par tous : quiconque a du pouvoir dans une organisation a le choix de sa place, y compris dans un flex office. Or les individus sont en quête de justice spatiale, considérant que les mêmes grades appellent les mêmes espaces : ils sont de plus en plus nombreux à estimer vivre une "lutte des places" où seuls les plus capés ont encore le droit de choisir où s'installer.
L’espace évoque plus fortement le management pratiqué au sein de l’entreprise que les discours institutionnels. L’aspect identitaire de l’espace est une donnée essentielle : l’on est d’autant plus sensible à un espace qu’il fait l’objet d’une territorialisation (surtout au niveau du top management) et d’une personnalisation (par des photographies ou autres objets personnels). Dès lors, le fait de ne pas embarquer les équipes et de ne pas les consulter lors d’un changement d’espace organisationnel fait courir un risque de non-implication des équipes et de résistance au changement.
La non-implication des équipes fait d’abord courir le risque de méconnaissance du type d’espace de travail attendu et, in fine, d’imiter ce que d’autres, notamment les concurrents, ont mis en place. L’espace de travail risque alors de s’imprégner fortement de ce que le sociologue François Lautier nomme des « espaces institutions », dont l’archétype est l’open space, maintes fois copié et pourtant déconnecté des besoins réels des équipes.
Ensuite, l’absence d’implication des équipes peut entraîner un risque de survalorisation des espaces de représentation. C’est notamment le cas lorsqu’une entreprise ou une ville décide d’aménager un espace en vue de montrer son organisation au reste du monde plutôt que de permettre aux individus qui y travaillent et y vivent de véritablement se l’approprier : or il est très difficile de vivre au quotidien dans ce type d’espace.
Pourtant, alors que l’espace organisationnel représente le deuxième poste de dépenses après les salaires, chaque mètre carré devrait être rentable, productif ! Sans oublier que l’insatisfaction empêche la motivation – d’où l’importance de considérer l’espace de travail comme un outil de travail à part entière, et d’offrir des conditions de travail ad hoc pour la réalisation des tâches professionnelles.
Le risque existe aussi de voir émerger des non-lieux anthropologiques, c’est-à-dire des lieux décrétés ou fortement incités à devenir des espaces de convivialité et de créativité, mais dans lesquels la rencontre avec les individus n’a finalement pas lieu. Et pour cause, ces lieux ne sont pas porteurs de sens.
Ne pas embarquer les équipes peut aussi contribuer à une remise en cause du contrat psychologique, étant entendu que la contribution d’un employé est directement corrélée à sa rétribution en termes d’espace de travail. Si un salarié a l’impression de "se faire avoir", il risque de réduire sa contribution pour rétablir une forme de justice.
L’absence de prise en compte des attentes peut aussi créer une mise à distance, laquelle incite les individus à se replier sur le « travail prescrit » (ce que prévoit leur contrat de travail) au détriment du « travail réel » (les tâches et actions effectuées sans avoir été demandées et qui apportent de la valeur et du sens au travail) – notions définies par Christophe Dejours.
Enfin, les équipes peuvent faire preuve d’une résistance organisationnelle, difficilement détectable, qui peut aller jusqu’à la démission. Le sociologue David Courpasson évoque ainsi une « résistance productive », qu’il recommande de laisser s’exprimer, estimant qu’elle n’est pas toujours dysfonctionnelle et qu’elle offre la possibilité de mettre le doigt sur ce qui avait échappé aux décideurs. Son expression permet aussi de réduire les frustrations et l’éventuelle escalade : en l’absence de possibilité d’exprimer sa résistance, un manager risque de se lier à d’autres collègues et de les convaincre de partir en campagne contre le projet.
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