michel houellebecq et gaston lagaffe

Gaston Lagaffe, Michel Houellebecq : que nous disent les œuvres de fiction sur le management ?

De Nicolas Treuvey

Le vendredi 23 juin 2023

Les romans, les films, les bandes dessinées ne font pas partie des ressources utilisées prioritairement pour comprendre le fonctionnement des entreprises et viser une meilleure performance. Ce qui est un tort pour Xavier Philippe, professeur associé en sociologie du travail à l’EM Normandie et auteur de nombreux travaux sur l’imaginaire organisationnel : qu’il s’agisse de la série Gaston Lagaffe ou des romans et poèmes de Michel Houellebecq, les œuvres de fiction sont source de nombreux enseignements sur la vie des entreprises, le management ou le rapport des individus au travail.

Vous avez contribué à la rédaction de plusieurs articles scientifiques sur l’œuvre de Michel Houellebecq. Cet auteur a-t-il sa place dans les sciences de gestion ?

Xavier Philippe – Oui, car Michel Houellebecq a beaucoup écrit sur le monde du travail au fil de ses huit romans et de ses nombreux poèmes. Comme toute œuvre de fiction, la sienne exacerbe les traits de ses personnages, les défauts – ou les qualités – de ceux-ci. Elle fait de même avec certains aspects de la société et du monde du travail, et, de ce point de vue, mérite qu’un chercheur en sciences de gestion s’y intéresse. Ceci d’autant plus que Houellebecq est un des rares écrivains contemporains à faire du travail un univers romanesque. De par son style et sa posture, la description qu’il en fait est clinique : elle nous donne à voir une mini-réalité et permet de l’analyser en tant que telle.

Que nous dit Houellebecq du monde du travail contemporain ?

XP - Il est admis que le travail participe à la définition de l’identité de chacun. Mais selon Houellebecq, ce n’est plus le cas : le travail a été progressivement vidé de tout sens au cours des dernières décennies. L’individu compense cette perte de sens du travail par la consommation, censée apporter une consolation toujours éphémère. Nous sommes donc face à des anti-héros très ambivalents dans leur rapport au monde : désespérés par le monde moderne – et le monde du travail -, mais, somme toute, heureux de profiter des vertus de celui-ci. On le voit avec le supermarché, symbole de la modernité, célébré autant que moqué dans l’œuvre houellebecquienne : il donne la possibilité d’une consommation sans limites, à toute heure de la journée, partout sur le territoire, et sans réelle interaction humaine. Si elle apporte un semblant de consolation, l’expérience de consommation est déprimante, angoissante même.

Houellebecq est-il le seul à développer une critique aussi acerbe du monde du travail ?

XP – Non : sa thèse n’est pas très éloignée de celle du philosophe allemand Zygmunt Bauman qui a décrit une société « liquide » où tout est conçu pour nous inciter à consommer… et où l’individu lui-même devient un produit de consommation. Cette liquidité selon Bauman s’étend aux individus au travail : tout aujourd'hui nous pousse à changer fréquemment de travail, d’entreprise. Rester de longues années au sein d’une même entreprise n’est plus du tout dans l’air du temps…

Chez Houellebecq, le monde du travail est souvent risible, à tel point qu’il devient absurde. Les événements du quotidien, aussi anodins soient-ils, sont tournés en ridicule. Ces situations professionnelles absurdes ne sont même pas dues à une intelligence supérieure qui chercherait à asservir, manipuler les individus. Il estime en revanche que ce qui est mis en place relève de la conviction : chacun a internalisé le système, le fonctionnement de la société des entreprises. Personne ne s’y oppose, avec une certaine forme de fatalité.

Le salarié houellebecquien semble surtout mourir d’ennui…

XP – En effet. Houellebecq aborde largement l’ennui au travail dans son œuvre. Tout est source d’ennui au travail : ses collègues, ses chefs, son activité, les bureaux…Les collègues du héros d’Extension du domaine de la lutte brillent par leur manque d’intérêt ; les tâches qu’accomplit le personnage principal de Sérotonine, ingénieur agronome au ministère de l’Agriculture, le sont tout autant. Les moments de convivialité n’échappent pas à la règle, à l’image du pot de départ en retraite décrit avec férocité par Houellebecq dans son premier roman.

Paris-Dourdan

Dans le train direct pour Dourdan
Une jeune fille fait des mots-fléchés
Je ne peux pas l'en empêcher
C'est une occupation du temps

Comme des blocs en plein espace
Les salariés bougent rapidement
Comme des blocs indépendants
Ils trouent l'air sans laisser de trace

Puis le train glisse entre les rails
Dépassant les premières banlieues
Il n'y a plus de temps, ni de lieu
Les salariés quittent leur travail (…)

La poursuite du bonheur, 1991

Que retenir des pensées de Michel Houellebecq sur l’ennui au travail ?

XP - Il réduit le travail au rang de simple activité – ce n’est en aucun cas, comme chez Simone Weil,  une forme d’épanouissement, même pas une expérience. Il amène un ennui continu et sans perspective. Mais chez Houellebecq, c’est la vie elle-même qui est ennuyeuse : les jours se suivent sans aucun relief, formant en définitive une éternité terne et molle à laquelle il est impossible d’échapper durablement.

L’ennui au travail est un fait – chacun d’entre nous a pu en faire l’expérience. Mais sommes-nous tous égaux face à lui ? Les personnages houellebecquiens sont-ils véritablement représentatifs ?

XP - Des philosophes, des chercheurs se sont intéressés à cette notion : pour certains, nous ne sommes effectivement pas égaux face à l’ennui. De fait, les entreprises, les organisations ne peuvent véritablement être tenues responsables de ce dernier. D’autres voient dans l’ennui des vertus positives : c’est lorsque l’on s’ennuie que l’on rêvasse, que l’on met son imaginaire à contribution… donc que l’on est véritablement créatif.

Certains chercheurs ont tenté de savoir si certains individus avaient une propension à s’ennuyer supérieure à la moyenne. D’autres, à l’inverse, affirment que l’ennui est davantage un construit social qu’un phénomène psychologique ou moral : il est le produit du décalage entre les mécanismes de socialisation et d’intégration, fabriquant des individus singuliers et se vivant comme tels, et des réalités sociales ne permettant ni réalisation ni reconnaissance. Une thèse qui rejoint celles d’un philosophe cher à Houellebecq, Heidegger. Pour celui-ci, l’ennui peut prendre trois formes :

Gaston Lagaffe, autre anti-héros de fiction, s’ennuie lui aussi profondément au travail…

XP – C’est un anti-héros d’une autre époque, celle des 30 Glorieuses, de la croissance économique puis, à partir de 1968n,de la contestation de celle-ci. Créé en 1957 par le dessinateur et scénariste Franquin, Gaston est un modeste employé de bureau travaillant aux éditions Dupuis. Plutôt désoeuvré (on ne lui connaît qu’une véritable tâche, répondre au courrier des lecteurs), il trompe son ennui grâce à une foule d’activités fort éloignées de ce pour quoi il a été embauché : cuisine, bricolage, musique, jeux, expériences toutes plus farfelues les unes que les autres….

Il est donc, en un sens, une antithèse du personnage houellebecquien.

XP – En effet, car il est mu par un appétit de vivre sans limites. Face à un monde du travail profondément ennuyeux – on s’amuse peu aux éditions Dupuis, où l’atmosphère n’est pas des plus joyeuses -, Gaston Lagaffe tente, avec les moyens du bord, de donner un sens à sa vie au travail.

Inventeur dans l’âme, Gaston Lagaffe entretient par ailleurs un rapport singulier à la technique et à l’innovation. Il fourmille d’idées auxquelles il tente de donner vie par tous les moyens : recettes culinaires (la morue aux fraises), instruments de musique (le désormais célèbre gaffophone), design (le canapé rembourré grâce au courrier en retard)… Ces multiples activités de bricolage représentent une forme de rapport au travail, donc une forme de rapport au monde. A sa manière, Gaston « joue » avec les objets et les concepts, les détourne pour parvenir à résoudre les « problèmes » qu’il rencontre avec ce qu’il a sous la main et à moindre coût. Une porte gêne les déplacements de son chat et de sa mouette ? Aucun problème, Gaston scie la porte en haut pour la mouette et en bas pour le chat… Gaston parvient ainsi (presque) toujours à ses fins, qui ne sont jamais celles de l’organisation.

Comment qualifier, en termes sociologiques, l’action de Gaston Lagaffe au sein des éditions Dupuis ?

XP - Il développe de la résistance productive : il ne résiste pas au changement, mais il aborde celui-ci de manière différente, voire opposée à celle qui est prescrite par la direction. Gaston fait autrement, car il est persuadé que sa manière est la bonne – et, dans certains cas, il faut bien reconnaître qu’il atteint l’objectif fixé…

Mais au fond, n’est-ce pas lui qui a raison ?

Xavier Philippe - Imaginatif, inventif, rétif à l’application de la moindre règle, Gaston se prémunit par-là de tout risque de burnout. Ce qu’il fait a un sens. Certes, il enfreint les règles, mais cela ne nuit à personne. A sa manière, Gaston s’épanouit au travail. En tout état de cause, il fait tout pour ne pas s’y ennuyer.

Gaston parvient même à trouver du sens au travail. Il produit, fait quelque chose : cela n’a aucun effet positif direct pour l’organisation et les buts que celle-ci poursuit. Ce qu’il a fait n’appartient aucunement à sa fiche de poste. Pour autant, il fait quelque chose tous les jours !

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