Blog Anvie

La manipulation existe-t-elle en entreprise ?

De Nicolas Treuvey

Le mardi 16 mai 2023

On connaît la manipulation principalement dans sa dimension interpersonnelle, lorsqu’un individu tente d’influencer, voire de contrôler un autre individu. Mais elle est présente ailleurs : en politique, dans la publicité… et même dans le fonctionnement des entreprises nous disent Benoît Heilbrunn (ESCP Business School) et Danièle Linhart (CNRS), que nous avons réunis dans le cadre d’un entretien croisé.

On parle beaucoup de manipulation actuellement. Est-ce une invention contemporaine ?

Benoît Heilbrunn – Non, bien sûr. On trouve les premières traces de ce terme au XVIIIème siècle. En chimie, manipuler désigne alors l’action de déplacer des objets sur une paillasse. Très rapidement, cette notion prend un sens métaphorique. Manipuler, c’est entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour influencer une opinion ou provoquer un comportement sans que la personne ne le sache ou n’en ait l’impression.

La manipulation est-elle réservée à certains champs particuliers ?

BH - La manipulation, c’est une façon d’influencer autrui de manière non-coercitive. De fait, elle peut être présente dans une foule de domaines. La politique, le marketing évidemment mais pas que. Elle a aujourd'hui investi le champ de la vie personnelle et le fonctionnement des entreprises. Nous avons tous des idées préconçues envers la manipulation : elle ne serait que négative, contrairement à la persuasion. Et derrière la question de la manipulation s’en posent d’autres, en lien avec la propagande ou le consentement.

Une propagande beaucoup plus présente qu’on ne le croit et, en tout état de cause, non-réservée à certains contextes politiques bien particuliers. Le sociologue et historien du droit Jacques Ellul a remis en cause notre perception de la propagande en montrant qu’elle n’était pas systématiquement liée à des régimes totalitaires. Jacques Ellul affirme même que la démocratie ne peut vivre sans propagande. Une propagande beaucoup plus horizontale, « sociologique », se diffusant par capillarité.

L’entreprise est-elle hermétique à la propagande, au consentement, à la manipulation ?...

BH – La manipulation est une technique présente également dans les entreprises. Celles-ci tentent en effet d’orienter les comportements et les désirs. Par la publicité tout d’abord, vis-à-vis des consommateurs. Mais elles le font également vis-à-vis de leurs collaborateurs. Elles développent des imaginaires communs et désirables, mobilisent les affects des individus à leur bénéfice, ce qui constitue une forme de manipulation. On cherche, ni plus ni moins, à faire en sorte que les individus adhèrent au modèle de l’entreprise néolibérale.

Un atelier consacré à la manipulation en entreprise

L'Anvie organise en juin un atelier en deux séances consacré à la question de la manipulation en entreprise. Cet atelier sera animé par Benoît Heilbrunn. La première séance s'intéressera aux dimensions organisationnelles de la manipulation. La seconde sera consacrée aux comportements manipulatoires.

Infos, programme complet sur le site de l'Anvie.

Danielle Linhart, vous estimez que la rationalisation managériale est paradoxale et contradictoire. Pourquoi ?

Danielle Linhart – Ce qui dirige essentiellement l’action et la pensée managériales, ce sont les modalités par lesquelles les managers peuvent imposer leur rationalité – économique, de court terme, néolibérale – à des salariés mus par des problématiques autres – utilité et intérêt de leur métier, valeur citoyenne de celui-ci, etc. Pour que les individus consentent à cette rationalité, les managers doivent faire en sorte que le modèle de l’entreprise apparaisse légitime. Ce qui revient à tenter de rendre la domination légitime. Pour ce faire, on tente de convaincre, de persuader, d’atteindre un semblant de consensus… « comme si » les rapports de force au sein des entreprises avaient disparu. Via ce consensus, on « propose » donc aux salariés de faire front avec les managers pour que l’entreprise puisse progresser dans le bon sens.

Est-ce facile ?

DL – Non. Chacun sait que cette rhétorique a besoin de temps pour exister dans les faits. C’est pour cela que des logiques de contrôle demeurent tant que cet « état » n’est pas atteint. Les salariés se trouvent donc coincés dans une situation paradoxale où les managers, les dirigeants tentent de convaincre que la situation a changé, alors qu’elle est demeurée identique. Le fait que les trajectoires professionnelles soient de plus en plus individualisées constitue une difficulté supplémentaire : censé répondre aux revendications nées au moment de Mai-68, ce phénomène a conduit, dans ses effets pervers, à une forme de narcissisation : on recrute, en apparence à tout le moins, des individus pour ce qu’ils sont vraiment, avec leur personnalité, leurs qualités et leurs défauts. C’est effectivement ce que les individus demandent : en réponse, les entreprises les placent en concurrence les uns avec les autres, voire avec eux-mêmes. Il n’est pas étonnant qu’ils sentent dans une situation de grande vulnérabilité.

Pourquoi ?

DL - L’individu est célébré dans l’entreprise, les carrières sont personnalisées. Mais les organisations obéissent toujours à un modèle taylorien -un modèle qui a certes évolué, mais qui demeure bel et bien - pensé par des experts très éloignés de la scène du travail. Dit simplement, le travail est pensé par des acteurs qui ne le connaissent pas et qui ne l’exécutent pas. De fait, l’épanouissement de ceux qui l’exercent est impossible. Il y a là une forme de manipulation, sans qu’il y ait, de la part des entreprises, une volonté de nuire, bien au contraire.

Cette idéologie a-t-elle un impact sur la vie personnelle ?

DL – C’est le cas en effet. La mise en compétition des individus, la narcissisation, l’individu-roi… se voient en-dehors des entreprises. Mais ce n’est pas nouveau : le taylorisme a toujours tenté d’influencer le style de vie des ouvriers. Ford lui-même allait espionner ses ouvriers pour s’assurer qu’ils vivaient conformément à ce qu’il imaginait. L’objectif était de « fabriquer » des « bons ouvriers » qui consommeraient ce qu’ils produisaient à l’usine. Contrôler la vie des ouvriers visait un seul objectif : s’assurer que leurs dépenses, donc leur mode de vie, alimentent le système économique.

Il n’y a donc pas de complot derrière ce fonctionnement manipulatoire.

DL – Absolument pas ! C’est la rationalité du système économique, qui vise des objectifs extrêmement précis et définis, qui guide ce mode de fonctionnement. Personne ne vise la manipulation, pas même les managers ou les marketeurs. Simplement, ceux-ci agissent selon une certaine rationalité dont ils n’ont pas conscience.

Peut-on changer ce mode de fonctionnement ?

DL – C’est extrêmement difficile. Tout d’abord parce qu’il existe un lien de subordination dans les entreprises. Les salariés doivent se soumettre à leur employeur, exécuter le travail tel qu’il est prescrit. Les marges de manœuvre sont donc faibles. Il est très difficile de proposer des alternatives, remettre en question le système, et encore moins critiquer celui-ci. L’individualisation des collaborateurs n’aide pas, chacun étant enfermé dans une subordination très solitaire. Certes, des jeunes commencent à critiquer ce fonctionnement en décidant, après quelques années dans le monde de l’entreprise, de quitter celui-ci pour faire tout autre chose. Des étudiants (à HEC, à Agro ParisTech notamment), dès leur diplôme obtenu, se tournent vers des solutions alternatives à la rationalité néolibérale.

Le lien de subordination ne devrait-il pas être questionné ?

DL – Probablement en effet. C’est une des conditions pour que la critique soit enfin possible. Les syndicats auraient tout intérêt à s’emparer de cette problématique.

D’autres pistes peuvent-elles être envisagées ?

DL – Oui, car l’urgence écologique rebat les cartes : des managers eux-mêmes doutent de la pertinence du modèle néolibéral. Ils se demandent comment il est possible de faire autrement. Pour la première fois peut-être, managers, dirigeants et collaborateurs ont les mêmes intérêts : il faut produire autrement pour sauver la planète. Cela ouvre probablement de nouvelles perspectives pour faire évoluer le modèle. Mais ce n’est qu’une éventualité. Nous pouvons aussi imaginer qu’il y ait révolte, explosion ou, comme les entreprises le constatent déjà, un très fort désengagement du travail.

PARTAGEZ !