Professeur à emlyon Business School, auteur de plusieurs ouvrages sur l'avenir du travail et de l'entreprise, Pierre-Yves Gomez partage avec nous son regard rétrospectif sur les deux principaux facteurs qui ont contribué à l’effacement des frontières entre entreprises et société civile ces trois dernières décennies : la financiarisation et la digitalisation. Il nous alerte également sur le déni face aux vieillissement démographique et aux risques de cyberguerre qui peuvent avoir un impact significatif sur la place de l’entreprise dans la société.
Pierre-Yves Gomez : Je retiens deux mégatrends : la financiarisation de la société et la digitalisation du travail.
La finance ne retranscrit que le réel socialement admis : dans les années 80, seuls les coûts du travail et du capital étaient pris en compte comme critères financiers, les dimensions sociétale et environnementale étant absentes. À partir des années 2000, les indicateurs pris en compte se sont élargis à des critères extra-financiers sans pour autant qu’il y ait définanciarisation de l’économie.
La financiarisation de l’économie est liée au financement des retraites aux USA, mais pas seulement : avec les fonds de pension, la société civile est devenue dépendante du profit des entreprises pour financer les systèmes de retraite. De nouvelles normes ont imposé davantage de transparence aux entreprises, devenues responsables socialement puisque ce sont leurs profits qui financent les systèmes de retraite par capitalisation. Depuis, de nouvelles exigences en termes de responsabilisation des entreprises sont venues accentuer ce phénomène.
PYG : Non : l’effacement des frontières entre les entreprises et la société s’explique aussi par la transformation du travail. La distinction entre l’espace privé et le monde professionnel est de plus en plus poreuse en raison de l’usage des technologies. La généralisation de la digitalisation de l’industrie et des services a eu pour conséquence de métamorphoser le travail et plus largement le rapport de l’homme aux autres, au monde, à son environnement : l’entreprise n’est plus le lieu clos que nous avons connu au XIXè siècle, parfaitement étanche à la sphère politique. Elle est désormais un acteur de la société civile à part entière et, aussi, de la vie quotidienne de chacun.
PYG : La financiarisation s’est développée sur le terreau de l’école de Chicago avec Milton Friedman. Cette école de pensée a eu un impact gigantesque sur la formation des dirigeants : la pensée néolibérale repose sur une représentation de l’économie dominée par le chiffrage. Plus tard, Edward Freeman, avance la théorie des parties prenantes : c’est une alternative à la vague néolibérale dans un contexte où, après la faillite manifeste du marxisme, il fallait aller chercher dans la pensée capitaliste une alternative au capitalisme classique. Oliver Williamson et sa théorie des coûts de transaction doivent être mentionnés : souvent mal comprise, elle a conduit à un phénomène d’externalisation d’activités de plus en plus nombreuses. Olstrom a enfin théorisé la gouvernance des biens communs. Cela a beaucoup contribué à la prise en compte des enjeux environnementaux par les acteurs politiques, économiques et sociaux.
PYG : En France, des chercheurs comme Antonio A. Casilli sur la digitalisation du travail ou Armand Hatchuel sur l’entreprise à mission ont également apporté leur pierre à l’édifice. Des lieux de rencontres – le colloque de Cerisy, le Collège des Bernardins ont permis à de grands patrons – Antoine Frérot chez Veolia, Pascal Demurger à la MAIF – d’échanger et de réfléchir sur les relations entre les entreprises et la société.
PYG : Deux tendances me semblent particulièrement déterminantes : la démographie et le risque de cyberguerre, dans un contexte où naturellement la digitalisation et son impact sur le travail continueront de jouer un rôle majeur.
Sur le premier point, j’ai le sentiment que nous n’avons pas pris la mesure des conséquences des démographies différenciées selon les espaces géographiques et géopolitiques. On trouve d’un côté des pays en déclin démographique (Japon, Allemagne…) et, de l’autre, des pays en croissance démographique (Inde, Nigéria, RDC, Etats-Unis…). D’un point de vue global, la population mondiale a doublé en l’espace de 40 ans.
Au sein de la vieille Europe, en déclin démographique, la question de l’ouverture aux flux migratoires et des conséquences sociales de celle-ci se pose avec une acuité toute particulière. Sans oublier que le travail dans son ensemble est pensé et conçu pour des quadras en pleine forme. Lorsque la population active sera beaucoup plus âgée, des aménagements seront inévitables – il faudra penser le travail autrement, organiser la collaboration intergénérationnelle.
PYG : Il ne faut pas sous-estimer cette tendance à déporter la guerre dans l’espace de la cyberéconomie. Les spécialistes de la guerre ont d’ailleurs anticipé cette évolution : on se rend déjà compte de la vulnérabilité de certaines organisations, les hôpitaux par exemple, régulièrement victimes de cyberattaques.
Or la sécurité de l’ensemble de la société va dépendre de quelques entreprises et de leurs millions de clients. Ce basculement d’une société libertaire à une société de la sécurité n’est pas sans impact sur le travail : les salariés seront évidemment contrôlés à travers les données qu’ils produisent. On voit bien, au-delà, que la digitalisation intrique de plus en plus les enjeux des entreprises et de la société dans son ensemble, modifiant ainsi profondément le rôle des acteurs économiques.
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