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Refonder le sens au travail

De Nicolas Treuvey

Le mardi 25 octobre 2022

Docteur en philosophie et en économie, Laurent Bibard est professeur au département Management de l’Essec où il enseigne la philosophie politique, la sociologie et l’économie. Il s’intéresse depuis longtemps à la question du sens et, en particulier, du sens au travail qui, selon lui, est à rechercher non pas dans les missions ou la raison d’être de l’entreprise, mais dans le travail quotidien.

Pourquoi est-il urgent de repenser le sens au travail ?

Avec la pandémie, de nombreux métiers se sont retirés au domicile. L’espace de la vie professionnelle, qui est un espace public, est soudain devenu visible, et s’est révélé saturé d’intérêts privés : « cela nous a permis de nous rendre compte que le consumérisme et la course au profit avaient saturé la vie publique en lieu et place de l’idée de bien commun » estime Laurent Bibard. En nous repliant contraints et forcés sur nos vies intimes, nous nous sommes en fait réinterrogés sur le sens de la vie, sur notre contribution (et celle des entreprises) à la société, à la planète, etc.

Le sens que l’on donne, le sens dont on favorise l’émergence

Pressentir les émergences

Le terme de complexité, si souvent utilisé, renvoie à des situations qui ne sont pas exceptionnelles. La vie est toujours complexe, à des degrés divers évidemment. L’émergence fait partie de la complexité. Un monde « émergent » est fait de plusieurs couches, la plupart invisibles mais réelles : aujourd’hui même, sont déjà en route des réalités du monde qui ne sont pas encore visibles, mais qui sont bien réelles. A titre d’exemple, au cœur de l’hiver, on ne voit pas le printemps ; mais l’on sait qu’il est en route grâce à l’observation de quelques signaux faibles.

Miser sur la confiance

Or, sentir que quelque chose « émerge » est totalement différent de connaître quelque chose de déjà visible et identifié : un pressentiment à partir de signaux faibles ne dépend d’aucune expertise reconnue. Les changements de demain peuvent donc être pressentis par n’importe qui : dans un monde « complexe », absolument tout le monde est fondé à alerter sur des changements en train de se faire. Encore faut-il s’estimer légitime à le faire ; il est donc capital, s’ils veulent favoriser l’adaptabilité de leur organisation aux changements de l’environnement, que les managers aident leurs équipes à se sentir confiantes, qu’elles sachent qu’elles ont le droit de prendre la parole. Si les individus se censurent, on risque fort de passer à côté des changements de demain…

Donner le sens

« Il faut donc que les directions donnent le sens, orientent, livrent leur vision » estime Laurent Bibard, « mais en n’oubliant jamais que tous les humains, quelle que soit leur culture, quel que soit leur niveau d’éducation, sont tous potentiellement en capacité de « sentir » ce qui est en train d’advenir, donc d’alerter sur des changements qui peuvent se révéler capitaux, et qui se donnent à voir à travers des signaux faibles ». Il faut donc exercer les individus à prendre la parole. C’est entre autres ça, favoriser l’émergence du sens et non seulement le « donner ».

De l’importance de faire émerger le sens à partir du terrain

Malheureusement, rien n’est plus difficile aujourd’hui. Pourquoi ? « Parce que nous perdons la parole » analyse Laurent Bibard. Le court-termisme, qui nous précipite sur une efficacité angoissée, nous paralyse, nous sidère, nous enlève les mots. Dans toutes les organisations, les mots courent le risque de devenir des valises vides, des slogans. En atteste par exemple le terme d’agilité, devenu fétiche… dont on parle beaucoup, mais qu’on ne vit pas. Le court-termisme nous condamne toutes et tous, si nous n’y prenons garde, au mutisme. Nous parlons, mais cela tient du bavardage ou de codes, pas de donation de sens ni d’émergence de sens. Et ceci, d’autant que de nombreuses personnes ne se sentent pas légitimées dans leurs organisations à prendre la parole.

Réapprendre à parler

Managers et RH doivent donc réapprendre aux individus à parler. Les entreprises qui sont toutes engagées dans des plans de transformation qui ne font qu’évoquer le futur et, aussi, les problèmes et les échecs rencontrés aujourd’hui. Or on ne parle jamais ou quasiment jamais de ce qui fonctionne ici et maintenant, de ce que l’on sait faire. Rien d’étonnant à cela : ce que l’on sait faire va « sans dire » comme on dit si bien. Or, c’est en particulier en parlant de ce que l’on sait faire, de ce qui marche au sein des organisations, que l’on réapprend à parler vraiment, à donner du sens au réel. « Il faut donc réhabituer les équipes à parler de leurs problèmes et de leur futur, mais aussi, voire surtout, à parler de leurs succès » conclut Laurent Bibard.

 

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